OFFSCREEN PARIS

Jacqueline Mesmaeker

SUPER ∞,  MAUBEUGE 1999


Super ∞  est une œuvre charnière dans le parcours filmique de Jacqueline Mesmaeker. Invitée à exposer au lycée Claude Forest à Maubeuge dans le cadre d’un séminaire d’initiation à l’art contemporain[1], Jacqueline Mesmaeker rassemble l’ensemble de ses films super 8, certains réalisés vingt ans auparavant, ainsi qu’une série de films de même format qu’elle a acquis çà et là, des dessins animés, des petits films d’action, d’horreur ou de science-fiction, genres qu’elle apprécient particulièrement. Elle visionne et note les plans qui l’intéresse : Porte qui s’ouvre et petite fille qui marche seule dans la chambre... Chevaux, train et fumée, wagon horizontal, chevauchement de wagons, mur wagon. En réserve. Éviter l’effet accident... Buste et plumeau... Femme mystérieuse en robe blanche en oblique dans l’image... Autant de fragments de pellicule à reproduire qui rejoindront le singulier dispositif qu’elle compte installer à Maubeuge. Avec les lycéens, il s’agira de couper, assembler, projeter, voir, danser, s’amuser des effets de répétitions, entendre les cliquètements du moteur, ici amplifiés par le nombre de projecteurs, remarquer l’alternance, vingt-quatre images seconde, de l’obscurité et de la lumière[2]. L’installation s’appellera Super 8, référence au medium mis en œuvre, mais en couchant le 8, désormais  , afin d’évoquer la boucle et l’infini des possibilités qui s’offre à l’expérimentation. Le dispositif consistera en fragments de films projetés en boucle à l’aide de sept projecteurs placés à même le sol dans une salle obscure. Les écrans ne dépasseront pas les dimensions d’une feuille A4, disposés horizontalement au ras du sol, évoquant le contexte scolaire de l’événement, la reproductibilité mécanique et l’écriture, en l’occurrence évidemment filmique. Seules les sept projections éclaireront l’espace, celui-ci empli par le bruit des machines et la pellicule qui claque.[3]

 

Il y a, d’une part, ces films que Jacqueline Mesmaeker a réalisé elle-même, le plus souvent dans un environnement proche de chez elle, son petit-fils à qui elle demande de courir autour d’un édicule de pierre de la compagnie du gaz, de l’électricité ou du téléphone, habillé d’un long manteau noir et d’un chapeau de sorcière, le même déambulant de gauche à droite sous un parapluie plus grand que lui, des merles ou des corbeaux sur les pelouses du bois voisin, les voitures circulant en contre-bas de son immeuble, un sac en papier orné d’un dessin japonais, le tourbillon de l’eau dans la bonde de l’évier, des pommes, des poissons rouges, un travelling sur un rideau d’arbre, des tissus aux motifs floraux, le vent et le soleil jouant dans l’herbe. Certains sont plus inattendus, les arbres ou le clocher voisin qui sautillent en bord d’image, les chaussons d’une ballerine qui se meuvent comme par magie sur un sol carrelé. Jacqueline explore les champs possibles de la caméra, le zoom, le travelling, le cadre et ses limites, l’image fixe mise en mouvement. Il y a, d’autre part, ces petits films qu’elle a acquis dans le commerce. My son the Vampire de John Gilling (1952), The Greatest show on earth produit par Cecil B. DeMille (1952), Rotkäppchen, une version allemande sur Petit Chaperon Rouge (1954), The Vampire and the ballerina (1961), Bedknobs and Broomsticks, une jouissive production footballistique de Walt Disney (1971), Woody’s Space Dinner, épisode épique des aventures de Woody Woodpecker. Jacqueline Mesmaeker s’est déjà servi de cette petite collection de films lors de l’installation de la Serre de Charlotte et Maximilien dans le jardin de la rue de l’Hôpital à Bruxelles (1977), projetant des comics sur les verres de la serre, sa première expérience dans le domaine filmique. Cette fois, elle choisit des plans à mettre en boucle, quelques secondes chaque fois, un homme qui charge un cadavre sur la banquette arrière de sa décapotable, des voyageurs montant dans un autocar, une vieille qui époussette un buste en plâtre et en profite pour s’épousseter le dos, des policiers éjectés de leur Police Patroll, un homme en poursuivant un autre sur le toit d’un wagon de chemin de fer lancé à grande vitesse, un motard chutant dans le ravin, les pieds d’un arbitre de football qui s’enflamment, Woody Woodpecker envoyant une cuisinière sur orbite, Alice tentant de s’emparer d’une pomme tombée de l’arbre et tant d’autres... Les boucles donnent le tournis, les scènes s’enchaînent, drôles, cocasses, incongrues, poétiques, un festival de mini-sketches, de chutes, de gestes inattendus, tout l’imaginaire d’un mercredi après-midi passé devant le téléviseur, lorsque celui-ci était encore noir et blanc. Jacqueline Mesmaeker répète ces péripéties à l’envi, elle double, triple certaines images, inverse le sens de lecture de certaines scènes. La pellicule devient objet ludique sous les coups de ciseau d’une monteuse malicieuse. Les scénettes se répètent, l’œil passe d’une projection à l’autre, les films personnels se mélangent aux autres dans charivari d’images, un aléatoire drôlement bien orchestré où la boucle est omniprésente. Jacqueline Mesmaeker a  souvent utilisé le terme de Péripéties dans son œuvre - on pense bien sûr à ses associations de cartes postales -, il est ici parfaitement adéquat. Des péripéties qui nous font dire in fine : Ah quelle aventure !

 

A un lycéen qui l’interroge, Jacqueline Mesmaeker confie que dès les débuts de ses expérimentations dans le domaine filmique, elle a délibérément choisi la caméra Super 8, ne se sentant pas prête à utiliser une caméra vidéo. De plus, la pellicule, sa fragilité matérielle la fascine. Connaissez-vous les Pommes de Sodome, demande-t-elle ? Si on se réfère à la tradition, les Pommes de Sodome se transforment en cendre et en fumée dès qu’on les touche. Il en va de même pour la pellicule filmique qui s’use, s’altère et finira par disparaître. Elle accepte dès lors les rayures, les sauts d’image, les brûlures et les scratchs, elle les intègre même. Les sauts d’images au moment où l’homme qui vient de charger ce cadavre sur sa banquette arrière s’assoit au volant de sa voiture sont, par exemple, particulièrement bienvenus, tout comme ce scratch en éclair qui illumine le visage de femme mystérieuse et craintive en robe blanche et en oblique dans l’image. Jacqueline Mesmaeker parle également de prédelle à propos de l’œuvre. Référence à l’histoire de la peinture, la prédelle est cette partie inférieure d’un retable polyptique, développée horizontalement, qui sert de support aux panneaux principaux et où figurent une série de petits sujets en relations avec le thème du retable. C’est le registre de la narration, de l’historique, du commentaire qui complète le tableau principal, un tableau qui n’existe pas ici, peut-être celui qui condenserait toute la pensée de l’artiste, toute sa poétique et son imaginaire, un tableau qui serait à l’image de toute son œuvre et qu’elle évoquerait ici par ce polyptique d’images lucioles qu’il faut saisir au vol avant qu’elles ne reviennent ou disparaissent.  

 

Après La Serre, Les Oiseaux, Surface de réparation, Les antipodes, Super  est la dernière installation filmique de Jacqueline Mesmaeker. Dès les années 2000, elle passera enfin au médium vidéo. Fidèle à cette pratique qui consiste à revenir sur les mêmes problématiques plastiques, le même matériel, elle réutilisera régulièrement certains de ces fragments de film 8 millimètres, de ces rushes dira-t-on, entre autres dans les œuvres suivantes I’m a foot fan (2009), Caméra non assistée (2009), Caméra empruntée (2007), La Pelouse (2011), J’ai vu que tu n’as pas vu (2006), Épisode (2010). Revenons par exemple sur le petit Max courant autour de cet édicule au bois de la Cambre, trébuchant, tombant, s’arrêtant, se tournant vers sa grand-mère sans doute pour obtenir son acquiescement, repartant, trainant les pieds, se dandinant... Jacqueline Mesmaeker reprendra la pellicule d’origine désormais numérisée, choisira un plan où le petit Max court régulièrement, mettra cette séquence en boucle, accélèrera la vitesse de projection, renouant avec le charme des premiers temps du cinéma et titrera le film La fée dans la guérite (2015). Max court sans fin. Et c’est féérique.

 


[1] [1] Le rectorat de l'académie de Lille et la direction régionale des affaires culturelles du Nord-Pas-de-Calais ont décidé, conjointement, en octobre 1994, d'aider à la création d'un réseau d'espaces-rencontres avec l'œuvre d'art (EROA) au sein des collèges, lycées professionnels et lycées de la région Nord - Pas-de-Calais disposant d'un ou plusieurs lieux vacants et bénéficiant d'une équipe éducative (composée d'enseignants et de membres de la direction) prête à s'engager dans l'animation de ce lieu.

 

[2] Discours du Proviseur de l’établissement au vernissage.

 

[3] Une vidéo réalisée dans l’exposition par les lycéens témoigne du dispositif, des films projetés, du vernissage. Elle consigne également quelques déclarations de l’artiste et des avis du public. Plusieurs pellicules ont définitivement disparues et n’ont pu être réintégrées au montage final. Jacqueline Mesmaeker avait déjà entrepris de réévaluer l’œuvre. Il en a été tenu compte dans le dispositif actuel.