THE DAY THE CLOWN CRIED, UN DIPTYQUE DE CHARLOTTE LAGRO
« The Day the Clown Cried de Jerry Lewis, écrit Jean-Michel Frolon1, est un film songe, un film cauchemar pour être plus précis. Il conte l’histoire d’un clown allemand, Helmut Doork, interprété par Jerry Lewis, qui finit par accompagner des enfants juifs dans une chambre à gaz à Auschwitz. C’est un film dont l’enjeu est le rire, continue Frolon, ce que c’est que faire rire, être drôle, faire profession d’être drôle: un sujet sur lequel Joseph Levitch, mieux connu sous le nom de Jerry Lewis, possédait quelques connaissances en 1971 quand il s’est lancé dans ce projet, après plus de 30 ans de carrière comme stand-up comedian, acteur et réalisateur comique. »
The Day the Clown Cried occupe, en effet, une place singulière dans la filmographie qui concerne l’Holocauste. Dépassant le propos des scénaristes Joan O’Brien et Charles Denton, qui se proposaient d’écrire un film sur la Shoah avec un clown comme personnage principal, Jerry Lewis a voulu faire de ce film une « méditation paradoxale sur la comédie, le spectacle… et sur lui-même ». Helmut qu’incarne Lewis est un clown allemand, en totale disgrâce, viré du cirque qui l’emploie. Un soir de beuverie, bien loin de toutes raisons idéologiques, de dépit, il crache sur un portrait d’Hitler, raison pour laquelle on l’enferme dans un camp de prisonniers politiques. Helmut dont pourtant le désir de faire rire en toute occasion a toujours été irrépressible, s’y drape dans une dignité déchue et refuse avec mépris de divertir ses compagnons de détention, avant d’accepter, parce qu’il pense pouvoir en tirer un bénéfice personnel, de se produire à la demande des officiers SS, pour les enfants juifs parqués dans le camp voisin. Le but avoué est de tenir ceux-ci tranquilles jusqu’à ce qu’ils subissent le destin fatal auquel ils sont promis. « Helmut, écrit Frolon, devient ainsi leur gardien et même leur berger, un berger qui va accompagner son troupeau jusqu’à la mort. Au dernier moment, il décide de rester avec les enfants et d’entrer avec eux dans la chambre à gaz, les conduisant tel le joueur de flûte de Hamelin, mais avec cette différence essentielle qu’il choisit de mourir avec eux. »
Jerry Lewis voulait faire un film sur « l’instrumentalisation possible du rire, ou plus largement du spectacle par n’importe quel pouvoir, pas seulement par ceux qui règnent par la terreur ». Pour de multiples raisons, le film toutefois n’existera jamais : les désaccords entre producteur, scénaristes et Lewis lui-même sont nombreux, le projet rencontre des difficultés budgétaires, la pellicule est saisie par les créanciers, tandis qu’est menée une campagne hostile au film, avant même sa sortie aux Etats Unis. Les véritables et fondamentales raisons sont évidemment ailleurs, estime Frolon : « Le jour où le clown pleura » ne répond ni à ce qu’on considère que doit être un « Holocaust movie », sérieux et sentimental à la fois, ni à ce qu’on considère que doit être un film de Jerry Lewis, un film drôle. Une tonalité dissonante qui sans doute en aurait fait toute sa force.
Depuis 2013 circule un extrait d’une émission de télévision consacrée au film et au tournage à Paris des scènes du début du scénario (auxquelles ont participé plusieurs acteurs français, gratuitement en hommage au grand comique, notamment Pierre Etaix dans le rôle du nouveau clown vedette ayant supplanté Helmut). Ces images, aujourd’hui diffusées sur internet ont frappé l’imaginaire de Charlotte Lagro ; elles seront à la base d’un projet auquel la vidéaste donne le titre même du film inachevé de Jerry Lewis, un film, ou plutôt un diptyque évoquant, au travers de trois générations, toute la force des arts performatifs face à l’héritage barbare de l’Holocauste, face à l’innommable. Charlotte Lagro propose dès lors au mime Dönci Bánki, chorégraphe et metteur en scène d’origine hongroise et juive, de le filmer sur les lieux même du camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau en Pologne. Ainsi organise-t-elle le retour du clown à Auschwitz et celui-ci, solitaire, sans témoin dans l’enceinte du camp ou à ses abords, tantôt y danse, aérienne ombre noire dans la neige blanche, tantôt évoque par ses contorsions une implacable mécanique des corps. En extérieur jour, sa geste dialogue avec les arbres des bois de bouleaux qui jouxtent le camp, le Birkenwald, le bois de bouleaux qui donna son nom à Birkenau. « La terminaison au désigne exactement la prairie où poussent les bouleaux, c’est donc un mot pour un lieu en tant que tel, écrit Georges Didi-Huberman. Mais ce serait aussi –déjà – un mot pour la douleur elle-même (…) L’exclamation au!, en allemand, correspond au marquage le plus spontané de la douleur ». Dönci Bánki danse parmi les arbres et, - je cite encore Georges Didi-Huberman -, « ces troncs d’arbres sont déjà comme les barreaux d’une immense prison, où plutôt comme les mailles d’un piège obsidional »2. La performance de Dönci Bánki agit comme épousailles des ombres. En intérieur nuit, elle se transforme en burlesques contorsions mécaniques et douloureuses. Coiffé d’un récipient qui lui tient de casque, mais aussi de masque, il erre parmi les démons qui l’accompagnent, ses mouvements sont ceux de l’inarticulé et du fatal, il est mécanique et primal, marionnette du theatrum mundi, bourreau et victime à la fois. Ainsi grotesquement casqué ou masqué Dönci Bánki renoue avec l’esprit de la performance Dada, telle qu’on l’imagine vécue à Zurich alors que gronde déjà le fracas du monde et du premier conflit mondial.
A ces fragments performatifs, alternance des jours et des nuits, Charlotte Lagro n’ajoute que peu de choses. Deux ou trois plans suffisent à identifier les lieux, les voies de chemin de fer qui mènent à la mort - Dönci Bánki danse entre elles comme s’il s’agissait d’une ultime conjuration - , la grille d’entrée du camp, un baraquement surgissant dans la nuit. Deux ou trois autres sont des plans additionnels qui proviennent du film de Jerry Lewis lui-même. Une scène de maquillage, un gros plan sur le visage du clown, quelques gestes de performance, un classique du genre, le clown tentant d’allumer un cigarette à la flamme d’une bougie qui s’éteint à chaque fois qu’il s’en approche. Je repense à ces paroles prononcées par le révérend Keltner, compagnon de cellule d’Helmut le clown : « Quand la terreur règne, un éclat de rire est le plus effrayant de tous les sons ».3
Ce film de Charlotte Lagro aurait pu fonctionner seul. La vidéaste a pourtant décidé d’en faire le premier volet d’un diptyque. A Auschwitz, elle a filmé durant l’hiver, à Liège, en Belgique, elle tournera durant l’été, à l’occasion d’une résidence dans un centre d’art de la cité mosane. Elle filme l’insouciance des enfants qui jouent, des flâneurs qui déambulent aux pieds des coteaux. Et puis surtout, elle filme Elise et Clémentine, deux fillettes qui jouent du Ukuele, qui fredonnent seules ou ensemble le Lion qui est mort ce soir d’Henri Salvador, sa gazelle et sa jungle profonde, et puis d’autres airs enfantins. Les deux fillettes se produisent sur une terrasse, un belvédère, panorama sur la ville. En contrebas, il y a une voie ferrée, des trains qui passent, dont le sourd roulement couvre parfois leurs mélodies. Elles sont à flan de coteaux et plus haut qu’elles, il y a la Citadelle de Liège, son Enclos des fusillés, son Bloc 24, là où sous l’occupation on enferma résistants et patriotes avant leur exécution ou leur déportation vers les camps de la mort, là où ce fut le tour des occupants, des inciviques et des collabos d’être internés lors de la libération en septembre 1944. Les deux films se répondent, se complètent, se confrontent. Charlotte Lagro a préféré la simultanéité à la succession. Le regard glisse dès lors d’un écran à l’autre, passe de l’hiver à l’été, du jour à la nuit, des voies de chemin de fer de la mort à celles de la vie, de la performance de Dönci Bánki à celle d’Elise et de sa copine Clémentine, des bouleaux d’Auschwitz aux coteaux de Liège, du silence atterré à l’insouciance des voix enfantines, d’un temps à un autre qui nous ramènent à notre présent. Projetés en boucle, les deux films n’ont pas un minutage identique. Ainsi se multiplient au fil des boucles les glissements de regards, ainsi interagissent en continu les bandes sonores, la composition de Jos Neto qui soutient la performance de Dönci Bánki, les chansons enfantines et le roulement des trains.
Elise et Clémentine ont l’âge d’aller voir les clowns. A Liège, le cirque s’arrête régulièrement sur l’esplanade toute proche de leur belvédère et des coteaux de la Citadelle. Lors de sa résidence, Charlotte Lagro a découvert dans les archives une photo prise à la Libération, les visages hagards de prisonniers allemands et de gestapistes internés à la Citadelle. Elle a confié des agrandissements de ce cliché à Elise, Clémentine et à quelque unes de leurs copines. Et celles-ci, les ont transformés, maquillés de leurs crayons de couleurs. En clowns sous les arcs-en-ciel.
1 Jean-Michel Frolon, Le jour de Jerry et la nuit, dans Traffic n°92, février 2014
2 Georges Didi-Huberman, Ecorces, Les Editions de Minuit, 2011
3 le scenario du film de Jerry Lewis est accessible à cette adresse : http://www.dailyscript.com/scripts/the_day_the_clown_cried.html
Fête de la Gestapo (2015)
Drawing on archival photo from 1944 in Liège, Belgium. 2015, 80 x 80 cm.
‘Fête de la Gestapo’ shows an 80 x 80 cm printed photograph of Gestapo agents captured in a cell in the Citadel of Liège (military fortification) in 1944, right after the fall of Liège. The photocopy is overdrawn by four girls (aged 6 to 14 years), transforming the desillusioned agents into clownlike figures.Their drawing reflects the clowns in the video ‘The Day The Clown Cried’.
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