JACQUES LIZENE
L’ÉNERGUMÈNE
Par Guy Scarpetta
Faire en français signifie chier. Exemple : Ne forçons pas notre talent, Nous ne FAIRIONS rien avec grâce. Aragon, Traité du style, 1928.
En 1970, un jeune artiste belge de 23 ans décide, par vasectomie, c’est-à-dire section ou ligature des canaux par où passent les spermatozoïdes, de se faire stériliser : façon, dira-t-il, de «tourner le dos au jeu des générations, résolument ». L’individu est étrange, il se définit comme « Petit Maître liégeois», «Artiste de la médiocrité», son registre de prédilection est la dérision, la farce, le «lamentable» revendiqué, le ratage délibéré. Plus tard, il définira cette opération comme une «Sculpture interne», évidemment invisible (l’art ne passe plus seulement dans la vie, mais dans l’interruption de sa transmission). Aucune pose emphatique, chez lui : la «vasectomie» deviendra une chanson consternante de son «Minable Music-hall» (hilarante, au demeurant), il ira jusqu’à en donner, dans une de ses performances, une version parodique, outrancièrement métaphorique (par exemple, en sortant de sa braguette un concombre, ou d’autres légumes de forme oblongue, et en les sectionnant au hachoir, devant lui, avec une euphorique frénésie). Il n’empêche : même assorti de bouffonneries, le geste est radical, irréversible, et d’une certaine façon métaphysique. Si le monde est insensé, grotesque, bâclé, ridicule, pitoyable, rien d’autre à faire que d’en rajouter. Si l’art s’épuise dans la confusion, la nullité prétentieuse, autant traiter cela par surenchère, et accentuer rieusement sa débâcle. Si l’humanité est ratée, il ne s’agit plus seulement d’opposer la création à la procréation, de montrer leur incompatibilité fondamentale (ce qui correspond à un minimum de lucidité), mais de congédier, au-delà, toute croyance envers la nature humaine : il n’y a en somme aucune nécessité à participer à la reproduction de l’espèce, dont rien n’indique (sinon une aveugle pression biologique, que toutes les religions ont codifiée) qu’elle soit même désirable. Il faut sentir, chez Jacques Lizène, l’héroïsme secret d’un tel geste, d’une négativité sans compromis et sans appel.
Du coup, la question peut se poser : faut-il prendre pour argent comptant la protestation de «médiocrité» dont Lizène pare son activité? Sa volonté affichée de pratiquer un art «sans talent», d’annexer le territoire du «sans importance», de tendre vers la «nullité» ? D’une certaine manière, oui, bien évidemment, s’il s’agit de traiter par la dérision l’art «noble», sublimé, emphatique, pathétique – et Lizène, manifestement, plus que du côté des iconoclastes (comme Duchamp), qui ont congédié le principe esthétique (et le «rétinien»), se situerait plutôt du côté de ceux qui ont corrompu l’art de l’intérieur (Picabia, le Magritte de la «période vache», Kippenberger), avec une conjonction de cynisme, d’irrespect, et de sens aigu du sabotage. Mais pour autant, on ne saurait s’interdire de percevoir que chez Lizène, en quelque sorte, l’art «revient» – mais à une autre place. La rétrospective récente qui lui fut consacrée à Anvers le laissait deviner : par l’impressionnante cohérence de son parcours, par la prodigieuse accumulation d’inventions formelles qui le scandent, par une subjectivité échappant à toute norme, et entièrement tendue vers une ruine ou un désastre qu’il s’agit de sans cesse réactiver – et aussi par la grâce paradoxale qui imprègne ses installations, ses objets, ses performances, ses manipulations d’objets, fût-ce au cœur du chaos le plus délibéré. Et peut-être n’est-ce pas complètement étranger à cette négativité secrète, héroïque, que je viens de mentionner : et qui pourrait bien constituer le point focal, dérobé, autour duquel tout le reste tourbillonne.
L’énergumène circule, s’agite, palabre, s’esclaffe, se saoule à mort, dérive dans les rues toute la nuit, s’endort une heure ou deux, rejaillit, s’amuse, fait le pitre, pontifie, voit ses amis (il en a beaucoup, indéfectibles), invente une blague par minute, une farce tous les quarts d’heure, théorise à la cantonade, puise dans son répertoire quand il est à court, ne se plaint strictement jamais, boit encore, et semble ne rien prendre au sérieux, sinon l’absence de sérieux. Il est tour à tour ironique, admiratif, enthousiaste, vaseux, génial, consternant, délicat (notamment lorsqu’il se risque à danser le tango ou le paso-doble), précis, approximatif, attentif, calamiteux, trivial, élégant, déconnant, extravagant, d’une drôlerie permanente, et en quelque sorte obstinée. Son œuvre, on le sent bien, n’est qu’une série d’actes. Exécutés en légèreté, comme si rien ne devait «prendre» (d’où son apologie de l’inabouti, du ratage). Par exemple, peindre avec sa propre matière fécale, sur un motif de «mur de briques» – en contrôlant systématiquement ce qu’il mange, pour obtenir la couleur désirée, à la nuance près. Recenser, en les filmant, le plus grand nombre possible de visages (tâche énumérative absurde et par définition infinie). Cumuler, sur son propre visage, et à tous les âges, le plus grand nombre possible de «Tentatives de sourire». Élaborer une foule de «Sculptures nulles» (montages d’éléments hétéroclites, dont la réunion est hautement improbable), ou d’architectures foireuses (plus le bâtiment est mou, plus ça lui convient). Entasser des tableaux, en vrac, dont on ne voit le plus souvent que l’envers, les châssis (ce sont des «Placards»). Fracturer des meubles, et les raccorder de manière à ce qu’ils se cassent la gueule. Accrocher des tableaux (convoqués de façon plus ou moins aléatoire) en les penchant outrageusement, jusqu’à susciter une impression d’éboulis, de «Naufrage». Intégrer à ses installations des bouffées de fumée, aussitôt promues «sculptures». Tracer sur une chaussée les bandes jaunes d’un passage piétonnier, mais zigzaguant, fissuré en son centre, et sur lequel viennent s’écraser deux formes vaguement humaines, peintes dans un style « néo-rupestre ». écrire des chansons impayables, volontairement stupides, gâteuses, ou truffées d’énormités («La banane n’est pas l’ananas»), mais soutenues par un rythme impeccable, les interpréter avec un look et une dégaine de punk déjanté, et même organiser, à partir de là, tout un «Minable Music-hall». Professer qu’on peut mettre n’importe quoi sur des roulettes, et le montrer. Proposer, dans ses expositions, des «Lotissements de cimaises» (où les copains sont invités à accrocher leurs œuvres). Pratiquer des greffes défiant toutes les lois naturelles (des croisements d’arbres, par exemple : un sapin se prolonge en palmier), construire des meubles hybrides (une chaise moitié Louis XV, moitié Bauhaus), étendre ce principe à toutes les sculptures, à toutes les images (c’est le registre «génétique» ou «syncrétique»), dans une sorte de dérèglement généralisé des formes naturelles ou culturelles dont nous avons l’habitude. Faire coïncider, dans la foulée, les deux moitiés de deux visages différents (on peut ainsi obtenir des mixtes particulièrement incongrus, des portraits croisés de Freud-Hitler, ou de Proust-Kafka, ou faire se télescoper le masque de «noire» et le visage de «blanche» que Man Ray s’était contenté de confronter). Inventer, selon ce même parti pris, des titres de livres, à écrire, soit en permutant les mots de titres existants (la Décomposition du précis, Des jeunes filles à l’ombre des fleurs), soit en «syncrétisant», à nouveau, deux titres de romans célèbres (la Recherche du bout de la nuit, qui peut du reste s’inverser en Voyage au bout du temps perdu)… Ou encore : intégrer à l’une de ses installations des aboiements enregistrés, à destination des chiens du quartier (qui ne manquent pas, dès lors, d’accourir, et de devenir partie prenante de l’œuvre d’art, en frétillant). S’aviser que Picasso, qui a la réputation d’avoir tout peint, n’a jamais figuré d’avion, et s’évertuer, en conséquence, à dessiner des avions dans le style de Picasso, avec suffisamment de maladresse (ou de «médiocrité») pour qu’on ne puisse pas s’y tromper. Perturber (par une hybridation, encore) toutes les classifications de l’art décoratif (c’est le «néo-déco», conçu parodiquement sur le modèle des courants postmodernes, néo-pop ou néo-géo). Installer dans une performance-concert une bétonnière en mouvement, emplie de billes qui s’entrechoquent, censée produire une base rythmique infernale (il se trouve que Kantor, dans l’un de ses spectacles, avait eu une idée assez proche, mais il est peu probable que Lizène en ait été averti : «hasard objectif»…). Interroger les limites du «perçu» et du «non-perçu» (par exemple : deux pendules photographiées alors qu’elles marquent exactement la même heure, mais les photos ont été prises à une journée d’intervalle) – vague prolongement de la spéculation duchampienne sur l’«infra-mince». Mettre des faux-nez à toutes sortes de portraits. Organiser une exposition en plongeant la galerie dans le noir complet (mais l’obscurité est parfumée). Ou encore : filmer un groupe de copains qui «jouent au train», comme les enfants, en faisant teuf-teuf – et décréter que c’est là un remake d’un des tout premiers films de l’histoire du cinéma, l’Entrée du train en gare de La Ciotat. Filmer ce qui est ordinairement négligé ou méprisé par les codes cinématographiques ordinaires : effectuer, par exemple, d’interminables travellings sur des bordures de murs ou de trottoirs, ou sur les jambes des passants. Pratiquer des trous dans la perception – comme dans ces «bords de corps» où l’image d’une jeune femme nue est évidée en son centre, ce qui fait que l’on est frustré de tout ce qui focalise habituellement l’attention (visage, seins, ventre, sexe), et réduit à l’imaginer. Tenter de dresser une caméra (comme si c’était un chien, encore), l’amener à s’immobiliser, à se coucher, à «faire le beau» – l’image n’étant que la résultante de ce dressage. Se filmer soi-même en train de jouer avec le cadre défini par la caméra, et fonder une série de pitreries sur la façon de sortir du champ, d’y entrer, d’échapper à la «surveillance», ou de «contraindre le corps» à s’inscrire dans ce cadre (se ramassant sur lui-même au fur et à mesure que l’objectif s’approche et que le plan se resserre). Tenter l’expérience de jouer de la musique «à l’envers», en inversant systématiquement les notes de partitions célèbres (Mozart, par exemple), mais en respectant scrupuleusement tous les autres paramètres (si bien que contre toute attente le compositeur est aisément identifiable) – et redoubler la facétie en plaçant l’interprète lui-même « à l’envers » de sa position conventionnelle (accroupi sur la table du piano, donc face à un clavier inversé). Ou encore : creuser un trou rond dans une plaque de bois ou de carton, se glisser derrière, y introduire son sexe, l’attacher à une ficelle, le secouer dans tous les sens, et à tous les rythmes – c’est le désopilant « Sexe Marionnette », dont le performer commente les soubresauts désordonnés d’une voix tout à la fois stupide et excitée, comme s’il s’agissait, une fois de plus, d’un chien-chien… Tout cela ne sort pas du registre de la bouffonnerie, du gag, de la dérision ? Certainement – mais on ne peut cependant qu’être ébloui par la profusion (et la richesse) de l’imagination qu’une telle dérision mobilise ; et cela, d’autant plus que chacun de ces actes autorise toutes sortes de reprises ultérieures, de variantes, de remises en chantier, de « remakes ». D’où, pour reprendre une formule de Georges Bataille, une « agitation burlesque et incohérente » s’opposant au domaine de l’ordre, de la raison, de l’autorité, de tout ce qui est « harmonieux et réglé ». Comme si le monde de l’art (avec ses valeurs) ici se renversait, comme s’il était soumis à un processus de dérèglement systématique (et incroyablement proliférant) – mais sans jamais céder, pour autant, au pathos ou au romantisme du nihilisme convenu. Lizène, ainsi, serait en définitive l’artiste qui « ne respecte rien », mais qui, par l’accentuation de sa «puérilité parfaite» (la formule est de Bataille, encore) se situerait aux antipodes de ce conformisme de la rébellion ou de ces insolences inoffensives formatées dont nous sommes submergés (et pas seulement dans le domaine de l’art contemporain).
Aussi bien Barthes que Baudrillard l’avaient noté : certains slogans subversifs ou révolutionnaires, notamment dans le champ des avant-gardes artistiques, ont bien fini par se concrétiser, mais pas du tout comme on l’attendait. C’est ainsi, par exemple, que certains mots d’ordre des écrivains futuristes russes (fabrique de textes, écriture collective, etc.) caractérisent exactement la pratique du rewriting dans la grande presse commerciale ; que l’incitation dadaïste à «brûler les bibliothèques» a trouvé des échos fâcheux dans l’Allemagne des années 30 ; ou que l’appel situationniste au «détournement» alimente désormais les pires banalités du langage publicitaire. Il en va de même, en quelque sorte, pour ce mot de Duchamp, souvent revendiqué par Lizène : «Il faut abolir l’idée de jugement». Formule provocatrice, bien évidemment justifiée face à la tyrannie des normes, ou du bon goût, et aux hiérarchies imposées par une conception de l’art normative et prescriptive (y compris, du reste, cet «académisme duchampien» largement propagé dans la plupart des écoles d’art). Or, il se trouve qu’aujourd’hui, d’une certaine façon, le «jugement» est en voie d’être effectivement aboli. La prolifération exponentielle des «productions artistiques» semble désormais être passée au-delà de sa masse critique, et avoir outrepassé tout principe esthétique; d’où le remplacement progressif de l’exercice critique (supposant des débats, des engagements, des évaluations, des critères affichés) par la pure et simple activité promotionnelle : la quasi totalité des revues d’art sont devenues des sortes de catalogues indifférenciés, où l’on chercherait en vain le moindre parti pris, le moindre jugement de valeur argumenté (les «débats sur l’art contemporain» dans une radio comme France Culture poussent cette démission critique à son comble). C’est pourquoi cette référence à Duchamp, chez Lizène, doit pour le moins être nuancée. Car d’un côté, elle est parfaitement légitime dès lors qu’il s’agit de fuir les hiérarchies admises, de s’approprier le «médiocre », le champ de ce qui est couramment déprécié ou méprisé. Mais d’un autre côté, il est clair que Lizène construit sa propre hiérarchie, ses propres filiations, ses propres valeurs (fussent-elles négatives), comme tout artiste authentique (par exemple : lorsqu’il proclame que Man Ray, pour lui, est plus important que Duchamp). Ainsi lorsqu’il dit de l’une de ses réalisations : «Tout le monde peut en faire autant», il ne manque jamais d’ajouter : «Mais la place est déjà prise»… Preuve qu’il est pour lui au moins un critère de jugement (celui de l’invention, de l’originalité) qu’il ne saurait être question d’évacuer.
Du dadaïsme (visant à faire passer la poésie dans la vie) à l’attitude situationniste (critiquer l’art comme activité «séparée», lui substituer des «créations de situations»), il est tout un courant de la modernité, auquel manifestement Lizène se rattache, pour qui le plus important est de savoir «faire de sa vie une œuvre d’art», au-delà du fétichisme de l’œuvre. C’est pourquoi il n’est pas interdit d’assimiler cela à un certain dandysme, définissant lui-même, pour les artistes contemporains, une constellation d’élection (Jarry, Cravan, Picabia, entre autres). Lizène lui même n’hésite pas à se réclamer d’un certain «Art d’attitude», il a entretenu à ce titre des rapports étroits avec quelqu’un comme Harald Szeeman, le promoteur de la fameuse exposition Quand les attitudes deviennent forme (1969). Et de fait, il suffit de le fréquenter un peu pour s’apercevoir qu’il est «artiste» vingt-quatre heure sur vingt-quatre, et pas seulement lorsqu’il réalise des œuvres, des installations, des performances ou des films-vidéo : l’œuvre, d’évidence, est un reste, une trace, qu’il ne s’agit d’ailleurs pas du tout de déprécier (Lizène apporte un soin maniaque à l’archivage de ce qu’il a élaboré, à la datation précise de ce qu’il montre), mais qui ne prend tout son sens qu’en fonction d’une «attitude» générale et permanente, où c’est sa propre vie qui peut être perçue comme une «œuvre d’art» (aucun relâchement, aucune concession à la banalité). Un certain dandysme, donc – mais à condition de préciser que là où le dandysme ordinaire vise à la distinction (au double sens du mot), Lizène le fait quant à lui basculer du côté de la trivialité, du ratage, ou de ce qu’il nomme la «banlieue de l’art» ; ce serait, en quelque sorte, un dandysme négatif, désenchanté, désublimé, désidéalisé (il est le contraire exact, sur ce point d’un «flambeur» comme Picabia). Il ne faudrait pas sous-estimer, par ailleurs, l’importance de sa formule : «L’art d’attitude est un prolongement du produit.» Autrement dit : si l’œuvre (le produit) n’est qu’un reste, elle n’en est pas moins, par l’état d’esprit qu’elle met en jeu, et même les partis pris esthétiques qui la gouvernent, la cause de la vie qui l’englobe, des «attitudes» qui en sont la corrélation. Comme s’il s’agissait moins, pour lui, de substituer la vie à la création, que tout bonnement, de vivre comme il crée (avec la même intensité et la même désinvolture).
Peindre avec sa matière fécale, c’est, pour Lizène, «devenir son propre tube de couleur». Principe radical d’autarcie, qui n’est sans doute que l’une des formes d’une pratique généralisée du recyclage : car Lizène ne cesse de recycler ; tout aussi bien les œuvres des autres – qu’il accumule, qu’il expose (parfois en les retournant, ou en les entraînant dans un «Naufrage» par leurs accrochage même), qu’il soumet à toutes sortes de greffes, d’hybridations, de croisements «génétiques» – que ses propres réalisations, sans fin reprises, relancées, développées, variées, transposées (les «remakes»). Cette propension au recyclage pourrait bien faire apparaître Jacques Lizène comme le plus écologiste de tous nos artistes : celui qui a pris conscience de l’épuisement des ressources culturelles, et qui modifie son art (et sa vie) en conséquence ; celui qui perçoit que l’art est aujourd’hui soumis à un régime de surproduction qui en transforme, si l’on peut dire, le « climat » ; celui qui incite à pratiquer une véritable décroissance esthétique, là où tant d’autres continuent à croire au progrès (1).
Il y a certains petits motifs, chez Lizène, qui se retrouvent d’un registre à l’autre, circulent, et finissent par former tout un jeu d’échos à distance et de liaisons souterraines. Ce sont parfois des signes plastiques (les silhouettes, toujours sexuées, des dessins «néo-rupestres»), parfois des éléments physiques (la «Fontaine de cheveux», qui peut passer des dessins aux performances live, la gestuelle «de pantin», qui peut s’étendre du sexe au corps tout entier, le sourire édenté), parfois des récurrences d’attitude (le rire sarcastique et nasillard, qui ponctue nombre de réalisations ou d’actions) ou des formules répétitives et disséminées («Encore une œuvre de faite !» «Encore raté !»). Ces motifs n’ont pratiquement pas de valeur symbolique (contrairement aux Leitmotivs wagnériens), sinon de constituer une image de marque, un indice de personnalisation. Mais leur fonction est surtout de former, en apparaissant ponctuellement dans les champs d’action les plus divers (dessins, performances, installations, vidéos), un réseau de corrélations, un vocabulaire ramifié : cette œuvre, qui pourrait sembler dispersée, aléatoire dans son développement, est en réalité très savamment orchestrée.
Il existe une vidéo où Lizène s’insère dans le contexte de l’art belge, et n’hésite pas à en promouvoir, de façon quasi anthologique, les créateurs qui lui sont contemporains. Ce qui, d’évidence, ne relève en rien des obsessions identitaires, des idéologies de l’enracinement, ou de douteuses mythologies du «génie du lieu», mais témoignerait plutôt de ce qui le rattache à un état d’esprit spécifique, dont il ne dénie rien. Certaines chansons de Brel font partie de son folklore (même s’il les affecte, le plus souvent, d’un sensible coefficient de parodie). Bien entendu, le carnaval grinçant de James Ensor ne lui est pas étranger – et l’on peut considérer que la pomme venant se substituer à un visage (image célèbre de Magritte) est déjà une «sculpture génétique» avant l’heure. Mais il ne faudrait pas sous-estimer, surtout, sa proximité avec certains artistes surréalistes ou néo-surréalistes belges (Broodthaers, Mariën), ou même, ce qui est plus implicite, avec les équivalents littéraires, très singulièrement belges, de ce courant, dadaïstes (je pense à Clément Pansaers, l’auteur de ce chef-d’œuvre qu’est le Pan Pan au cul du nu nègre) ou surréalistes (de Nougé à Scutenaire). Or ce qui caractérise cette mouvance, c’est d’avoir délibérément introduit le registre de la truculence au cœur même de son art – là où les surréalistes français, par exemple, beaucoup plus «nobles», s’en sont toujours soigneusement écartés (à l’exception notable de Benjamin Péret). C’est ce qu’il y a de plus «belge», je crois, chez Lizène : les quêtes de l’insolite, les effets d’incongruité, le passage au-delà de toute logique et de toute raison, n’excluent jamais complètement les énormités, ou la présence d’un rire gras.
Je pense à Cravan : «Dans la rue, on ne verra bientôt plus que des artistes, et l’on aura toutes les peines du monde à y découvrir un homme.» Eh bien, la prophétie est en passe d’être réalisée – et le dernier «homme» (celui que l’on rencontre parfois dans certaines rues ou certain bars de Liège) ne peut que prendre la figure d’un anti-artiste radical, celui qui s’évertue en toute circonstance à saper la religion de l’art – de façon systématique, enjouée, drôle, constamment inspirée.
L’énergumène, un jour, est invité chez Marion Meyer, au milieu d’autres artistes d’une exposition où il figurait. L’appartement est constellé d’œuvres de Man Ray (photos, tableaux, objets) – et cela semble le rendre tout à fait heureux, presque extatique. Vers minuit, alors que tout le monde s’en va, il décide qu’il va dormir là, et s’allonge sous la table, «pour ne pas déranger»… Nous avons toutes les peines du monde à l’en extirper. Comme la nuit n’est pas finie (avec lui les nuits ne sont JAMAIS finies), il se retrouve chez moi. Le loft où j’habite dispose d’un bar, cela paraît le consoler un peu d’avoir été chassé du Paradis, il s’installe sur un tabouret, commence à boire, renouvelle les commandes comme si c’était un VRAI bar, disserte, élabore une théorie toutes les cinq minutes, soutient, à un moment, que le créateur le plus important de la modernité n’est pas Duchamp mais Man Ray (et là, je le soupçonne d’être tout à fait sérieux), m’impose de passer un CD de Léo Ferré, reprend Comme à Ostende à l’unisson, veut n’écouter que cela jusqu’au petit matin… J’avoue ne pas me souvenir comment cela s’est terminé… Son seul commentaire, le lendemain : «Magnifique».
Le registre des « sculptures génétiques » participe du double principe du collage et du montage – tel qu’il est présent dans nombre d’œuvres canoniques de la modernité (Max Ernst, avant tout, mais aussi Eisenstein, Heartfield, Erró, Rauschenberg, Godard, Jorn, etc…). Pour Lizène comme pour tous ceux-là, il s’agit de faire entrer en collision deux éléments hétérogènes (prélevés dans les registres les plus divers), suffisamment éloignés pour produire un effet de heurt ou d’incongruité (il s’agit de réunir ce qui logiquement n’aurait jamais dû l’être) et pourtant ajustables, harmonisables (la rencontre doit aussi avoir un caractère d’évidence). Mais ce qui singularise Lizène, c’est que l’effet de surprise ou d’émerveillement n’est jamais dénué d’une certaine dimension burlesque (seuls quelques collages d’Erró s’aventurent dans cette direction-là), résultant notamment d’une transgression des classifications et des hiérarchies admises. D’où par exemple, le «montage» d’une statuette d’art primitif et d’une sculpture classique ; l’hybridation de deux ou plusieurs visages (Freud-Hitler, Proust-Kafka, Lizène-Picasso) ; l’irruption d’un regard féminin dans l’image du buste de Sade par Man Ray ; l’ajout d’éléments farcesques et perturbateurs (les faux-nez) à certains portraits ; la création d’objets paradoxaux (la Guitare-pioche, la Guitare à deux manches) ; le télescopage de deux moitiés de meubles (chaises, canapés) appartenant à des styles opposés ; l’invention de végétaux d’une « dualité » défiant toutes les lois de la nature (un sapin «mutant» soudainement en palmier, un arbre dont le tronc se développe brusquement à l’horizontale, en formant un angle droit) : les variations, on le sent, sont infinies. Mais ce qui fait la singularité de Lizène, aussi, dans ce répertoire, c’est qu’il peut se concrétiser dans tous les langages dont il dispose : ces collisions peuvent tout aussi bien s’incarner dans des collages d’images ready-made, des dessins tracés à la main, des créations d’objets (résultant à l’occasion de ces dessins), des vidéos (les techniques de l’incrustation, ici, font merveille) des détournements de sculptures, des actions de rue (l’inénarrable performance où il aborde les passants, pour leur apposer sur le visage le fragment photographié d’un autre visage, les transformant de facto en sculptures génétiques vivantes), et même des inventions de symboles (son fameux drapeau belge, peut-être pas entièrement ironique, résultant de la conjonction de la moitié du lion flamand et de la moitié du coq wallon…).
C’est même pourquoi les vidéos de Jacques Lizène ne constituent pas un registre autonome, et ne sont pas séparables des autres aspects de son œuvre. Il faudrait distinguer, du reste, trois registres dans l’utilisation que fait Lizène de la vidéo. Les films «documentaires», d’abord, où il s’explique, commente son œuvre ou celle des autres (c’est sa parole, ici, qui compte le plus, même s’il ne faut pas négliger la part irremplaçable prise par ses mimiques, ses rires, sa gestuelle, son look, qui disent parfois tout autre chose que son discours, ou permettent de le relativiser). Les films, ensuite, où il s’est contenté de filmer (ou de faire filmer) telle performance, telle action, ou telle séance de «Minable Music-hall» : c’est le registre de la vidéo comme trace, reflet, accordant une part d’éternité (ou du moins de longue durée) à ce qui n’avait pour visée, initialement, que de surgir dans l’instant. Les films, enfin, où il tire partie de la spécificité du support, multiplie les incrustations, dénaturalise les codes et les conventions du genre, joue avec le cadrage, invente des formes inédites de montage, transforme la caméra en personnage : la vidéo, en ce cas, est l’un des registres de son art, et non plus son simple enregistrement. Il peut certes exister, entre ces trois catégories, des porosités, des zones de contaminations ou d’interaction – mais il ne fait aucun doute que dans ce domaine, Lizène est bien un créateur à part entière : ne serait-ce que parce que la vidéo perturbe les limites entre l’art et la vie, entre la représentation et l’action concrète immédiate, entre les œuvres «faites pour survivre à l’artiste» et celles qui impliquent sa participation physique (et devraient normalement disparaître avec lui) – et que de cette perturbation, il sait, à chaque fois, tirer le meilleur parti qui soit.
Un autre soir, l’énergumène se trouve chez moi, dans la maison dont je dispose à la campagne, en Provence, après une exposition où j’ai rassemblé, dans la petite galerie du village, une quinzaine d’artistes. La plupart sont présent, ainsi que d’autres compagnons (notamment écrivains) de ces récréations d’été désormais rituelles. Lizène découvre qu’il y a là un bar, et tout naturellement s’y installe. Il commence une conversation, ponctuée de mouvements voltigeants des deux mains, son interlocuteur s’en va, un autre le remplace, puis un autre – mais Lizène, lui, continue à poursuivre son propos, comme si c’était toujours le même, comme s’il ne percevait pas la permutation de ceux auxquels il s’adresse (d’une voix, au demeurant, de plus en plus inaudible, au fur et à mesure que les verres se vident). Au bout d’un moment, il proclame qu’il va «faire un tour», sort de la maison, fait quelques centaines de mètres dans le village, tourne à un coin de rue, puis à un autre, et se retrouve devant un bâtiment dont le rez-de-chaussée est éclairé (le seul, apparemment, à cette heure avancée de la nuit). Persuadé qu’il s’agit d’un café resté ouvert, il entre, tombe au milieu d’une foule passablement avinée et enfumée, se dirige vers le comptoir, s’y accoude – et ne s’aperçoit absolument pas qu’il est tout simplement revenu chez moi… Une fille est là, légèrement vêtue, qu’il aborde comme s’il s’agissait d’une hôtesse, ou d’une pute venue boire le dernier verre après ses passes – et il ne comprend pas du tout pourquoi celle-ci, subitement, éclate en sanglots… Il en garde manifestement une certaine honte (même s’il ne peut s’empêcher, aussi, d’en rire). Il me racontera cette histoire, beaucoup plus tard, à Anvers, un soir, et tiendra absolument à la faire authentifier par un témoin (le pauvre Philippe Mayaux, appelé au téléphone en pleine nuit, confirmera en tous points les faits, et nous livrera même l’identité de la victime de cette méprise). Ce sera la seule fois, en tous cas, où j’aurai vu Jacques Lizène manifester quelque chose comme un remords.
Lizène, donc, se rattache (même si c’est le plus souvent sur un mode bouffon, burlesque, sinon parodique) à ce courant de la modernité selon lequel l’art doit cesser d’être « séparé » (selon le terme de Guy Debord) de la vie quotidienne : d’où, notamment, le choix de proposer des performances (des actions réelles) plutôt que des représentations scéniques, des objets ou des installations plutôt que des représentations picturales, des vidéo-performances plutôt que des représentations filmiques. Mais par un autre côté, il n’est pas indifférent à cette autre veine de la modernité (ou de la postmodernité) qui enregistre que nous vivons une époque où les « reproductions », justement, ont tout envahi, où nous sommes submergés et saturés d’images de toutes sortes, relayées et diffusées par des moyens techniques sans précédent, où les créations artistiques de toutes les époques et de toutes les civilisations sont désormais disponibles pour tous, à chaque instant – et qui postule qu’un artiste se doit de traiter cette situation, au lieu de l’ignorer. Or, il est significatif de voir comment Lizène répond à cette tension entre deux partis pris esthétiques apparemment antagonistes : tout simplement, en transformant ironiquement cette disponibilité et ce réservoir infini d’images en «performance», en «Art d’attitude». C’est-à-dire en puisant dans ce répertoire illimité, mais en opérant par exaspération, surenchère, en effectuant une confusion délibérée entre les œuvres d’art réelles et la profusion de leurs reproductions (un peu à la façon des Carabiniers de Godard, qui croient avoir gagné à la guerre toutes les merveilles du monde, alors qu’ils ne disposent en fait que de leurs images en cartes postales). D’où l’idée, chez Lizène, de «collection virtuelle», comme s’il s’agissait de prendre à la lettre, au premier degré, ce que Malraux désignait comme «musée imaginaire» (et qui recouvre, on le sait, tout autre chose) : c’est ainsi qu’il feint d’intégrer à sa «collection» toutes les œuvres qui lui conviennent, qu’il se les approprie, qu’il s’en sert le cas échéant comme matériau pour ses propres manipulations, qu’il propose parfois de les exposer ou de les revendre – qu’il se comporte comme s’il les possédait réellement… Ultime farce, ultime facétie, dont rien n’interdit de penser qu’elle puisse donner lieu éventuellement, à de nouvelles œuvres réelles – mais qui indique surtout qu’il n’est de meilleure riposte, pour lui, à l’extension des simulacres que d’en rajouter, de susciter des simulacres supplémentaires ; d’autre stratégie au défi de la virtualité que d’inventer, en riant, une hyper-virtualité.
New York, Paris, octobre 2009
(1) Ce paragraphe relève bien évidemment de ce que Baudrillard nommait une «théorie ironique». Je suis un peu gêné de le signaler – mais il en est, apparemment, même parmi les meilleurs artistes (j’en ai fait récemment l’expérience), qui sont rigoureusement incapables de repérer l’ironie d’un énoncé – celle-ci ne disposant d’aucun signe typographique permettant de la spécifier…
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