STATISTIC PRJOJECT II
Zaefelare
19 septembre 1971. Jenny Van Driessche, directrice de la galerie Plus Kern organise son second One Day Show au Stentensgoed, à Zaffelare, bourgade située non loin de Lochristi. Quatre ans auparavant, en septembre 1967, la galeriste gantoise y avait convié Bram Bogaert, Raoul de Keyzer, Yves De Smet et Roger Raveel, les invitant à exposer dans le paysage, afin de tendre à intégrer l’art à la nature, sur base du contraste et de l’harmonie. Cette fois, ce sont douze artistes qui ont été invités à soumettre des projets spécifiques au lieu. Sont concernés: Leo Copers, Raoul De Keyzer, Yves De Smet, Paul De Vree, Roland Jooris, Guy Mees et Rudolf Rommens. Quatre artistes étrangers sont également invités: Sjoerd Buisman (Pays Bas), Gianfredo Camesi (Suisse), Bernd Lohaus (RFA) et Sarenco (Italie). Werner Cuvelier, enfin, participera également à cette partie de campagne. Ses recherches ont, en effet, trouvé une résonance auprès du groupe Plus, créé en 1969 par Yves De Smet et Amédée Cortier. Plus rassemble quelques artistes opposés à l’idée que l’art se doit d’être narratif, symbolique ou expressionniste ; leur but est d’élever la peinture à une expérience totale et multi – sensorielle. Yves De Smet, artiste et théoricien, a progressivement quitté l’aire constructiviste pour se concentrer sur l’art conceptuel, qu’il envisage en relations linguistiques, mais aussi mathématiques, matérielles ou émotionnelles, ou même en combinaisons de ces divers paramètres. Il est dès lors particulièrement attentif aux travaux de Werner Cuvelier et commentera les œuvres de ce dernier.
Par rapport à l’édition de 1967, la règle du jeu du One Day Show s’est singulièrement affinée et actualisée; elle ne peut que susciter l’intérêt de Werner Cuvelier. Il le souligne lui-même dans le texte qui accompagne la phase finale de son projet: le One Day Show s’inscrit dans le cadre d’une contrainte temporaire imposée (cette journée du 19 septembre 1971) et d’une contrainte spatiale commune (le Stentensgoed à Zaffelare). Ce terme de contrainte est évidemment capital: Werner Cuvelier pratiquera la contrainte, dans un sens très oulipien, au fil des œuvres et décennies. Aux règles du jeu proposées par Jenny Van Driessche, Werner Cuvelier ajoutera les siennes propres.Ces questions de temps et d’espace guident, en effet, le projet. Le temps, écrit Jenny Van Driessche, c’est un jour (les contributions auront un caractère temporaire), un dimanche de septembre (jour de repos), en Belgique (pays au climat imprévisible). L’espace, c’est le site du Stentensgoed, sa taille et son emplacement, sa composition naturelle (herbe, arbres, étang) et architecturale (ferme et grange). À ce concept spatio-temporel, la galeriste gantoise désire confronter tant des artistes locaux (qui ont connaissance du paysage flamand) que des étrangers (qui pourraient même s’étonner du climat local), des artistes de différentes générations, pratiquant des disciplines diverses (peintres, poètes, artistes d’idées, etc.). Les consignes sont claires: les contributions devront être spécifiques au lieu, les matériaux trouvés in situ. Tout autre apport matériel extérieur (tel que la peinture, la lumière artificielle, etc.) ne peut être que relatif aux projets menés sur le site. Les œuvres seront installées au préalable ou, si elles s’élaborent en processus, mises en place durant cette journée du 19 septembre, et pourquoi pas, éventuellement avec la participation du public. Enfin, dernière recommandation, elles ne pourront affecter durablement l’environnement.
Depuis le mois d’août 1970, Werner Cuvelier est pleinement investi dans la conception son Statistic Project I, relatif à la Documenta IV et aux collections de Karl Ströhe et de Peter Ludwig, une analyse statistique et objective de l’art des années 60. Il s’interrompt donc pour se concentrer sur le One Day Show, respectant à la lettre les consignes et contraintes indiquées. Son matériau, il le trouvera in situ: ce seront les artistes eux-mêmes et le public, auxquels il demandera une participation active.L’action se déroulera durant ce seul dimanche de Septembre, en ce lieu unique. Il n’introduira sur le site du Steetensgoed que ce qui lui permettra de collecter les données relatives à son projet: des questionnaires, destinés aux artistes et au public. Ceux destinés aux onze artistes présents sont contrecollées sur des planchettes, chacune pourvue d’un stylo-bille. Werner Cuvelier envisage de les exposer a posteriori. Aux artistes, Werner Cuvelier, se propose de poser dix-neuf questions d’ordre philosophique, des questions qui occupent leur auteur, mais que d’autres auraient tout aussi bien pu poser. Ils pourront y répondre par oui, par non, ou ne pas se prononcer. Quant au public, il l’invitera à voter et à classer les contributions des onze artistes par ordre de préférence. Les bulletins de vote seront regroupés et mis sous pli. Werner Cuvelier introduit ainsi la notion de sondage d’opinion sur le site du Stentensgoed, dans sa propre pratique artistique et dans le champ de l’art. Les questions posées aux artistes concernent leur pratique artistique, leurs idées, attitudes et positions sur des sujets divers. Des plus simples à celles qui peuvent sembler les plus elliptiques ou singulières. Ainsi, est-il utile, selon eux, de poser des questions ? Est-il important de pouvoir répondre aux questions ? Suffit-il de connaître les bonnes questions ? L’art est-il un domaine privilégié ? La Documenta IV était-elle vraiment la manifestation la plus importante de la période 1960-1970 ? Chaque activité doit-elle avoir un but ? La technique est-elle un but en soi ? Est-ce la même chose, que savoir et connaître ? Leurs activités artistiques constituent-elles une partie distincte de leur vie ? Existe-t-il des choses vers l’extérieur ou vers l’intérieur ? Sont-ils soumis à l’orientation de ce qui les oriente ? Le domaine de l’art est-il limité ? Pensent-ils qu’ils vivent à une époque critique ? Estiment-ils qu’il s’agît plutôt d’une époque satisfaite de soi, consciemment acritique ? Certaines régions doivent-elles être développées ? Habitent-ils aussi un bâtiment des siècles passés ? La science et la technique sont-elles en mesure de résoudre la problématique de la circulation ? Peut-il être question de progrès, de développement si une certaine orientation n’est pas donnée ? Croient-ils pouvoir agir d’une manière inconditionnellement objective ? Les choses ont-elles plus d’une structure ?
Parcourant ces questions, je pense bien sûr aux questionnaires et sondages d’opinion conçus par l’artiste allemand Hans Haacke, questionnaires qu’il soumet aux publics des musées et qu’il compilera puis présentera dans une série de graphiques, de tableaux et de cartes. En 1970, désireux de connaître l’opinion des gens sur l’attitude notoirement belliqueuse du gouverneur Nelson Rockfeller à l’égard de la guerre du Vietnam, Hans Haacke distribue pas moins de 37000 questionnaires aux visiteurs du MOMA à New York. Je repense également à ces 96 questions spéculatives, incongrues, absurdes, naïves, personnelles que Robert Filliou pose dans Ample food for stupid thought (1965), qui sera traduit en français en 1977 sous le titre Idiot-ci, idiot-là. On pourrait également évoquer Interview with a cat (1970) de Marcel Broodthaers, un questionnaire que l’artiste soumet à son chat où il aborde le nouvel académisme, l’audace contestable de l’art, le marché, l’évolution d’une collection, le rôle des musées. Le questionnaire pour Hans Haacke est une arme critique et politique. Il est un outil au service de la conscience de soi et de la créativité permanente pour Robert Filliou. Pour Marcel Broodthaers, qui donne sa langue au chat, il permet d’aborder des sujets qui préoccupent beaucoup d’artistes. Werner Cuvelier se penche, quant à lui sur ce qu’il nomme le problème de l’art. Ses questions en témoignent; implicitement elles évoquent sa propre pratique artistique et ses préoccupations du moment, à commencer par celle de poser des questions. Elles évoquent l’importance de la Documenta IV sur laquelle il travaille à l’époque, mais aussi – et surtout, dirais – je, les limites de l’art, celles de la science, la pluralité des structures et l’inconditionnelle objectivité. Werner Cuvelier développera cet objectif en 1972. «Je veux, écrit-il, avec mon Statistic Project III faire des recherches sur un certain nombre d’artistes. Cette recherche se fera au moyen de questionnaires, de conversations, d’enregistrements sur bande, etc. Mon intention est d’utiliser les résultats pour réaliser des tableaux visuels, des objets tri- dimensionnels ou des dessins de ceux-ci, ou d’uniquement publier une sorte de livre dans lequel tous ces dessins, textes, dessins spatiaux et objets seront inclus, de sorte que seul le(s) livre(s) soit (soient) une (des) œuvre(s) en soi. Cela rendra superflu une éventuelle exposition ; la galerie ne fonctionnera dès lors que comme éventuel vendeur et éditeur de l’œuvre. Je déterminerai moi-même le choix des artistes à interroger sur base de l’un ou l’autre critère, des artistes qui devront toutefois démontrer qu’ils sont importants pour le problème de l’art. Le livre sera bilingue, anglais et néerlandais. On pourrait y ajouter de courtes traductions quant aux intentions de l’ouvrage». La notice claque comme un véritable statement (d’autant que le projet ainsi énoncé ne sera jamais réalisé), elle affirme ce problème de l’art, elle témoigne aussi de toute l’importance que Werner Cuvelier accordera toujours aux livres et livres d’artiste.
C’est, bien sûr, ce que Werner Cuvelier a déjà prévu de faire en quittant Zaffelare: organiser et comparer les informations obtenues afin de suggérer certaines conclusions, transformer les données statistiques en représentations graphiques. Il sera donc question d’objectiver des avis éminemment subjectifs, les réponses des artistes à la vingtaine de questions posées, les votes de préférence du public. L’aléatoire et le hasard sont ainsi au rendez-vous. Tout d’abord, en fonction de multiples facteurs, sur le site même de la récolte des données: le public sera-t-il au rendez vous (les conditions météorologiques sont imprévisibles), combien seront-ils, l’atmosphère sera-t-elle propice aux rencontres, répondront-ils les, uns et les autres, aux questions posées? Ensuite, lors de la réalisation des tableaux, en fonction de la contrainte que, librement, l’artiste se fixera. Werner Cuvelier décide, en effet, de produire dix panneaux, dix graphiques au sens propre et figuré, dix panneaux de 50 x 50 cm, format choisi pour sa neutralité. Sur le premier, il figure en toutes lettres les noms des artistes participants à l’événement et choisit de les lister dans l’ordre de présentation des projets tels que ceux-ci ont été mis en page dans la livraison du Plus Niews relative à l’événement. La typographie est empruntée au CCC, Centrum voor Cubische Constructie, animé par les architectes néerlandais William Graatsma et Jan Slothouber, concepteurs d’un système cubique modulaire envisagé dans l’esprit du fonctionnalisme de De Stijl, de la nouvelle objectivité, du minimalisme, offrant dans de multiples domaines des solutions simples, économiques, universelles, suscitant l’imagination et non dénué d’une charge émotionnelle. Le tableau a donc été divisé en onze registres, les lettres se touchent à la fois horizontalement et verticalement, créant ainsi une division du plan en noir et blanc totalement imprévue. Afin de représenter visuellement les données collectées, Werner Cuvelier définit un code où toutes les lettres de l’alphabet sont converties en chiffres et en couleurs, précisément en trois couleurs primaires (jaune, rouge et bleu), et en trois couleurs secondaires (vert, orange et violet). Chaque lettre sera représentée par un rectangle, leur hauteur déterminée par le nombre d’artistes, soit onze registres, leur largeur en fonction du nombre de lettres (+ deux blancs) du nom le plus long, soit 20 colonnes. Un rectangle jaune représentera donc un A, un B, un C, ou un D. L’orange les lettres EFRG, le rouge les IJKL, le violet les MNOP, le bleu les QRST et enfin le vert, les dernières lettres de l’alphabet: UVWXYZ. Une publication accompagnera l’ensemble, quelques feuillets stencils in quarto, qui explicitent la méthode. Werner Cuvelier confie en quelque sorte le code au spectateur, attirant son attention sur le fait que les œuvres peuvent à la fois être envisagées d’un point de vue formel, mais aussi lues comme listes et statistiques. Oui, ce sont des tableaux et reliefs abstraits géométriques, mais ils sont également linguistiques, fermement ancrés dans le réel, relatant même une situation concrète.
A première vue, avouons-le, il n’en paraît rien. On semble ressentir, note Yves De Smet en 1971, une certaine forme d’ordre ou de cohésion. Mais nous sommes incapables de reconstruire cet ordre par nous-mêmes ; c’est pourquoi il nous semble étrange. Ainsi, le deuxième tableau est-il une simple conversion en couleurs du premier. Le troisième classe les artistes du plus jeune au moins jeune. Jenny Van Driessche voulait confronter des artistes de diverses générations: Sjoerd Buisman est né en 1948, Paul De Vree en 1909. Rudolph Rommens et Bernd Lohaus, dont la date de naissance n’est pas mentionnée dans la livraison de la revue Plus Niews qui présente le One Day Show ont été suggérés avec un contour blanc. Oui, cette publication participe de la règle. Le quatrième réordonne alphabétiquement la liste des artistes. Le cinquième révèle les votes de préférence émis par le public. Yves De Smet arrive en tête, Leo Copers occupe la seconde place. Werner Cuvelier décide pour le sixième de combiner les tableaux II, III, IV et V. Vingt quatre possibilités par permutation s’offrent à lui. Il en choisit une, mais le nombre aurait pu être exponentiel. Le septième tableau est une répétition du deuxième, mais seules apparaissent les trois couleurs primaires. Werner Cuvelier introduit le code numérique établi dans son huitième tableau. La largeur des rectangles colorés correspond au chiffre du code, la hauteur des registres est relative au classement établi par le public. On le voit, le système se complexifie, les critères se croisent. Enfin deux reliefs complètent l’ensemble. Le tableau IX reprend, une fois encore, le tableau II, la hauteur des volumes y correspond à l’ordre alphabétique. Enfin le tableau X exploite les réponses faites aux dix-neuf questions posées aux artistes. Un dessin préparatoire comptabilise les oui, les non, les abstentions. Werner Cuvelier le traduit en trois dimensions. Ce ne sont là que quelques suggestions, précise l’artiste. Il va s’en dire que ce projet peut être prolongé jusqu’à l’infini. Notons, enfin, que Werner Cuvelier reviendra brièvement sur le Statistic Project II. Deux esquisses serrées dans ses cartons à dessins en témoigne: en 1975, il trace un nouveau dessin préparatoire au tableau X. Cette fois, le dessin compte douze registres: Werner Cuvelier s’est glissé dans la liste, il a lui aussi répondu au dix-neuf questions posées. Retour au point de départ du projet, ce problème de l’art.
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