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Sandrine Morgante, Mélatonine, 2021, un entretien

Regenerate, Wiels, 2021, photo Philippe de Gobert

Extraits et transcription d’un podcast réalisé dans le cadre de l’exposition Regenerate, au Wiels, en 2021. Une conversation entre Sandrine Morgante et Jean-Philippe Convert, à propos de l’oeuvre Mélatonine.

SM : En mars 2020, je t’ai demandé ton avis sur une série de dessins en cours, des dessins d’image de boites de médicaments pour le sommeil, tous au crayon gris sur des photocopies noir et blanc, format A4. J’y mêle la littérature présente sur ces boites de médicaments à ma propre littérature d’insomniaque, des extraits de mes nombreux enregistrements, confidences nocturnes que je consigne depuis 2015. Je cherchais à souligner l’inefficacité de ces médicaments face aux problèmes de sommeil, souvent liés à une angoisse existentielle alimentée par un système productiviste. L’excès de bonnes intentions formulées sur ces boites de médocs nous mettent la pression : il convient de bien dormir afin d’être efficace dès le réveil. Leur consommation participe donc d’un stress généralisé. C’est un cercle vicieux.


JPC : Et je t’ai répondu que je trouvais tes dessins très respectueux de l’image du produit, et qu’il ne fallait pas hésiter à polluer la propagande de ces somnifères.


SM : J’en ai tenu compte. Je me suis mise à utiliser de gros marqueurs noir, à écrire en grand, à raturer les images. Comme sur celui-ci où j’écris en grand, en avant plan : Je veux trop te voir, je le dois, je le sens, tu m’attires comme un aimant. Puis, en petit, comme dans un dialogue: A ce point-là ? Sur base seulement de mes messages ? Enfin, en arrière plan, on découvre la littérature vantant le médoc : Endormissement plus rapide. Mélatonine. Sommeil Réparateur. Passiflore. Sans dépendance ni accoutumance.


JPC : Comme sur celui-ci où sur la boîte de somnifère, il est sagement écrit : Activa bien-être. Sommeil. Libération prolongée. Contribue à l’amélioration des troubles du sommeil. Évite les réveils nocturnes. Favorise délassement, calme et détente. 45 gélules sous blistères. La typographie est rassurante. Et toi, tu dessines : Certes nous venons de deux mondes séparés, mais il a bien fallu que quelque chose nous relie. Si l’on peut se rencontrer, c’est parce qu’on est ouvert aux autres. Et je suis ouverte aux autres. Quel était ce lieu ? L’attirance physique, présence, voix, odeur, ou l’inconnu.


SM: Pour faire ces dessins, j’ai parfois utilisé les mots qui me restaient en tête au moment du réveil, des prises de notes dans des carnets aussi. L’essentiel de ce que j’ai réécrit sur ces dessins provient d’enregistrements audio fait durant les heures d’insomnie. J’en ai plus de deux cent. Je parle, je dis tout ce qui me passe par la tête afin de me délivrer, de m’extraire de mes obsessions. Il faut que cela prenne forme. C’est un flux continu, des suites de pensées parfois discontinues. Lorsque je les réécoute, il m’arrive de me sentir apaisée, et même de me rendormir tout en les écoutant. En fait, je réécoute ma propre voix et c’est comme si j’avais été entendue.


JPC: Tu as élaboré cette série durant la période du premier confinement lors de la pandémie, cette assignation à résidence généralisée.


SM : Cette période où l’on a été obligé de cesser toute activité fut pour moi source d’apaisement plutôt que d’être une source d’angoisse. Je me suis mise à bien dormir. J’étais soulagée : ne plus penser à toujours réaliser, se libérer des défis, du stress, ou même de devoir entretenir des relations, d’en créer de nouvelles. C’était libératoire.


JPC: En fait, le monde du jour s’est endormi et cela t’a aider à dormir. Cette inversion jour/nuit est intéressante car, en principe, dans le régime capitaliste qui est le nôtre, le jour est productif tandis que la nuit, on se repose afin d’ être productif le jour suivant. Il y a quelque chose de contradictoire à propos de ces somnifères : ils ne permettent pas l’abandon; ils véhiculent une injonction.


SM : Oui, respecter la règle, la loi. Bien dormir pour être efficace et productif le lendemain.


JPC : Cela me fait penser à l’injonction paradoxale telle que définie par Grégory Bateson, cette technique de manipulation utilisant des affirmations contradictoires très largement appliquée par la publicité : Soyez libres, manger des pâtes ! Soyez libres, achetez telle voiture ! On a vu fleurir une injonction paradoxale sur nos balcons au moment du lockdown : On vous aime, restez chez vous ! Lorsqu’on aime quelqu’un, on a surtout envie de l’avoir près de soi et non pas qu’il reste chez lui. Cela rend les gens fous…


SM : Ou impuissants.


JPC : Ton travail serait donc de retrouver de la puissance.


SM : Une puissance contre un pouvoir mis en place, une puissance alternative face à un pouvoir qui passe par un langage normatif. Mes paroles d’insomniaque sont complexes, incertaines, elles sont balbutiements et tremblements. Elles s’opposent au langage normatif qui, lui, propose quelque chose de prévisible et de stable. Donc, oui, on peut dire que c’est une manière de retrouver un peu de puissance personnelle. Le fait de faire poésie, le fait d’être créatif, c’est une façon de contrer ce pouvoir normatif.


JPC: En montrant tes mots enregistrés, tu entres dans un processus de réification du langage par la création visuelle. Tu montres le langage qui, ainsi, devient objet à voir.


SM : C’est ainsi que je conçois le fait de dessiner. Mettre en évidence une graphie qui révèle l’identité, les émotions, une nervosité, un empressement ou une envie de lâcher prise.


JPC : Cela me fait penser à L’Homme au Magnétophone ou l’analyste en question (1967) de Jean-Jacques Abraham. C’est une formidable pièce sonore. Jean-Jacques Abraham qui avait été en analyse de 14 à 28 ans, sans faire de progrès, vient à sa dernière séance avec un enregistreur et réclame des comptes à son analyste. Cela lui vaudra d’être interné.


SM: Abraham pose un acte fort, celui de demander des comptes à quelqu’un qui incarne la domination, la figure du père. D’ailleurs, il parle beaucoup du père. C’est un équivalent : le père, le psychanalyste, le patron, toutes les figures du pouvoir. Il utilise l’enregistreur comme un témoin. Il faut donc s’expliquer devant ce témoin. J’ai pour ma part été très impressionnée par les oeuvres de l’artiste argentin Léon Ferrari et particulièrement par la série des Escritura Deformada, des textes politiques qu’il écrit lui-même ou qu’il s’est approprié, qu’il dessine et déforme, jusque’à les rendre presqu’illisibles. La malléabilité de la ligne de Ferrari est une métaphore appropriée de la flexibilité nécessaire aux dissidents qui doivent trouver des moyens de s’exprimer sous des régimes politiques répressifs. Il y a Mira Schendel, une artiste brésilienne qui a vécu en Suisse, également. Ses Objetos gráficos datent également des années 60. Ce sont des écritures manuelles libres, des tracés, des ratures, des phrases dans des langues différentes, des mots dessinés sur les deux faces de feuilles translucides. Le trouble en les voyant est constant. Ces dessins sont plurivoques, plusieurs voix dans des langues différentes, des langues qu’elle connaît et qu’elle mêle à des gribouillis. Qu’est ce qui est lisible, qu’est ce qui ne l’est pas ? Le scotch art de Gil Wolman, artiste français qui a fait partie de l’internationale lettriste m’inspire aussi. En transférant des mots sur du collant adhésif transparent, il manipule titres et images des journaux afin de subvertir le langage des mass media. Nous étions contre le pouvoir des mots, contre le pouvoir, disait-il.


JPC : Cela claque comme un slogan de manifestation… Tes propres textes pourraient également surgir sur des calicots, `non ?


SM : Durant le confinement, j’ai créé un calicot, un slogan assez commun à ce moment : Du fric pour l’hôpital public. Mais j’ai aussi écrit en beaucoup plus petit : L’inégalité tue. J’ai été très fière de mettre ces mots à ma fenêtre, dans l’espace public.


JPC : Il y a de l’ironie dans tes dessins., de l’humour, des jeux de mots.


SM : Un humour presqu’accidentel, par pure sincérité. Mettre certains mots à côté d’autres n’est pas sans effet. Ecrire, par exemple, je veux trop te voir à côté des mots typographiés sans dépendance, sans accoutumance, cela crée une contradiction qui provoque le rire.


JPC. C’est le principe de l’inadéquation.


SM : Voilà, je fais de l’humour par inadéquation.


Jean-Philippe Convert vit et travaille à Bruxelles. Il est écrivain, plasticien et performeur. Son travail est notamment orienté autour des questions liées au rapport entre texte et image, ainsi que sur la création de langues inventées, cryptiques ou considérées comme marginales.


Podcast à écouter sur:
https://soundcloud.com/wiels_brussels/regenerate-conversation-entre-sandrine-morgante-jean-philippe-convert-fr 

Sandrine Morgante, Drawing Now Paris, preview

Sandrine Morgante,
You Gold series, 2023 – 2025
technique mixte sur papier, 70 x 50 cm

D’une part, la claque de quelques slogans nous enjoignant à pratiquer la performance, la prouesse, la mobilisation totale des ressources individuelles et collectives, cette optimisation qui ne peut que nous amener à la réussite, au succès, au confort et à la richesse. Make it possible, Just do it, Think big, Get rich, do more, High Speed, The beginning of a New Aventure. D’autre part, une série d’entretiens, de conversations, que l’artiste a menés avec des hommes et des femmes souffrant de ce que l’on appelle communément le burnout. Sandrine Morgante investit le champ du syndrome d’épuisement professionnel, désigné par cet anglicisme [ˈbɝnaʊt], un syndrome qui combine une fatigue profonde, un désinvestissement de l’activité professionnelle, un sentiment d’échec et d’incompétence dans le travail, résultat d’un stress professionnel chronique : l’individu, ne parvenant pas à faire face aux exigences adaptatives de son environnement professionnel, voit son énergie, sa motivation et son estime de soi décliner. Dans cette série de dessins, intitulée You Gold, Sandrine Morgante dessine littéralement le burnout, reprenant injonctions et confidences, slogans et récits de souffrances. Je suis tétanisée, j’arrive plus à bosser, toutes ces injonctions contradictoires qui vous tombent dessus, j’ai complètement péter les plomb, plus c’est dysfonctionnel et plus vous êtes embarquée dans cette espèce de folie, J’aimerais démissionner, j’en peux plus, j’étouffe, c’est moi qui n’ait pas réussi à gérer la pression… Graphiques performatifs, bulles, trous noirs, majuscules, polices tantôt dynamiques et séductives, tantôt hachées et désordonnées, cris ou murmures, la composition de ces dessins au format d’affiche traduit le choc des mots, la perte de soi, les déflagrations systémiques et toutes ces histoires individuelles.

Entamée en 2023, You Gold Series s’enrichit toujours. La sélection de dessins présentée ici est récente et  inédite. 

Sandrine Morgante,
You Gold series, 2023 – 2025
technique mixte sur papier, 65 x 50 cm
Sandrine Morgante,
You Gold series, 2023 – 2025
technique mixte sur papier, 100 x 74,5 cm
Sandrine Morgante,
You Gold series, 2023 – 2025
technique mixte sur papier, 65 x 50 cm
Sandrine Morgante,
You Gold series, 2023 – 2025
technique mixte sur papier, 65 x 50 cm

Sandrine Morgante, Sur Rendez-Vous

Sandrine Morgante 
Melatonine, 2021
Technique mixte sur papier, (53) x 29,7 x 21 cm et impressions sur papier (4) x 150 x 210 cm

La série tragicomique Mélatonine de Sandrine Morgante explore le sommeil et son absence. Souffrant d’insomnie, elle écrit et dessine dans un carnet de notes au milieu de la nuit et transfère ces rêveries éveillées – tantôt mélancoliques, tantôt frénétiques – sur des photocopies de publicités pour des somnifères. Une tension se crée entre le graphisme et le langage apaisants utilisés pour promouvoir ces médicaments ou remèdes homéopathiques et les commentaires de Morgante, écrits à la main, qui évoquent la rébellion lettriste contre le langage normatif, ainsi que l’esthétique aux accents punk des fanzines ou des prospectus underground. Malgré quelques touches de désespoir, la série offre une forme de résistance à la domination des heures d’éveil conventionnelles et aux exigences d’efficacité et de productivité qu’imposent les heures diurnes. (Zoé Gray, Regenerate, Wiels, Bruxelles, 2021)

Talk. Sandrine Morgante en conversation avec Frank Olbrechts et Herwig Lerouge, Lichtekooi, Antwerpen

Ce 25 octobre, à 20h, le journaliste Frank Olbrechts (Apache) s’entretiendra avec l’artiste Sandrine Morgante et Herwig Lerouge, l’un des protagonistes du mouvement étudiant de gauche lors des manifestations de la fin des années 60 à Louvain.

L’exposition Walen bourgeois buiten de Sandrine Morgante met en lumière un aspect méconnu des manifestations étudiantes de mai 68 à Louvain : le rôle du mouvement étudiant activiste de gauche qui luttait pour l’égalité sociale et la lutte des classes. Ce thème reste pertinent aujourd’hui. Les jeunes d’aujourd’hui sont-ils, comme à l’époque, les fers de lance du changement social ? Et quel rôle l’art joue-t-il dans cet activisme ? Comment les idéaux de mai 68 ont-ils été balayés par la nouvelle droite et les mouvements néolibéraux ? Que nous révèle cela sur les tensions entre l’art, la politique et les structures sociales ? 

Langue : néerlandais et anglais

Sandrine Morgante – Walen bourgeois buiten
Exhibition: 21.09.2024 – 09.11.2023
Heures d’ouverture: Jeudi – samedi, de 14:00 – 18:00

Sandrine Morgante, Bourgeois buiten, la publication

La présente auto-édition de l’artiste Sandrine Morgante est liée à l’exposition personnelle Bourgeois Buiten à Lichtekooi Altspace, Anvers, septembre 2024. Il s’agit d’un fac-similé d’une sélection de numéros de Ons Leven, journal du KVHV Leuven parus entre le 30 septembre 1966 et le 2 mars 1967, revu et augmenté d’illustrations personnelles.

Le projet d’exposition est inspiré par le récit d’Herwig Lerouge, étudiant à Louvain lors des révoltes de 1966-67 et militant de gauche.

Art on paper Brussels, les images

Art on Paper Brussels, preview, Sandrine Morgante

D’une part, la claque de quelques slogans nous enjoignant à pratiquer la performance, la prouesse, la mobilisation totale des ressources individuelles et collectives, cette optimisation qui ne peut que nous amener à la réussite, au succès, au confort et à la richesse. Make it possible, Just do it, Think big, Get rich, do more, High Speed, The beginning of a New Aventure. D’autre part, une série d’entretiens, de conversations, que l’artiste a menés avec des hommes et des femmes souffrant de ce que l’on appelle communément le burnout. Sandrine Morgante investit le champ du syndrome d’épuisement professionnel, désigné par cet anglicisme [ˈbɝnaʊt], un syndrome qui combine une fatigue profonde, un désinvestissement de l’activité professionnelle, un sentiment d’échec et d’incompétence dans le travail, résultat d’un stress professionnel chronique : l’individu, ne parvenant pas à faire face aux exigences adaptatives de son environnement professionnel, voit son énergie, sa motivation et son estime de soi décliner. Dans cette nouvelle série de dessins, intitulée You Gold, Sandrine Morgante dessine littéralement le burnout, reprenant injonctions et confidences, slogans et récits de souffrances. Je suis tétanisée, j’arrive plus à bosser, toutes ces injonctions contradictoires qui vous tombent dessus, j’ai complètement péter les plomb, plus c’est dysfonctionnel et plus vous êtes embarquée dans cette espèce de folie, J’aimerais démissionner, j’en peux plus, j’étouffe, c’est moi qui n’ait pas réussi à gérer la pression… Graphiques performatifs, bulles, trous noirs, majuscules, polices tantôt dynamiques et séductives, tantôt hachées et désordonnées, cris ou murmures, la composition de ces dessins au format d’affiche traduit le choc des mots, la perte de soi, les déflagrations systémiques et toutes ces histoires individuelles. 

Les dessins ici présentés font tous partie d’une seconde série conçue par l’artiste en 2024

Sandrine Morgante, Bourgeois buiten, Lichtekooi artspace, les images

The Times They are A-changin’

« Walen buiten » : le slogan a signé jusqu’à le désigner un moment de l’histoire sociale et politique belge. Celle du mouvement étudiant à Louvain, entre mai 1966 et mai 1968, qui conduira in fine à la scission de l’Université de Louvain en deux entités linguistiques distinctes : l’une, néerlandophone, demeurant dans l’implantation l’origine ; l’autre, francophone, ouverte en 1972 dans une ville créée pour la cause, Louvain-la-Neuve. Mouvement porté par des conceptions et des organisations nationalistes, mais dont la réduction au mot d’ordre « Walen buiten » voile les complexités et contradictions internes, autant que les mutations politiques et intellectuelles dont il constitua le ferment.

Une génération s’est formée et conscientisée en son sein, en particulier un groupe qui y a vécu une radicalisation révolutionnaire, partant de conceptions démocratiques et anti-autoritaires assez diffuses pour élaborer progressivement un programme pétri de marxisme, de tiers-mondisme, de solidarité avec le mouvement ouvrier. De ce groupe naîtront les fondateurs d’AMADA – TPO (Alle Macht Aan de Arbeiders – Tout Pouvoir aux Ouvriers), qui deviendra, en 1979, le PTB / PVDA.

C’est un moment de cette mue que saisit Sandrine Morgante, la traduisant dans la transformation imprimée au titre : « Walen buiten », non plus. Bourgeois buiten désormais. Ce moment est celui de l’éclosion : après une première expérience en mai ’66, un petit groupe de « gauchistes » décide de mettre la main sur le très respectable hebdomadaire étudiant intitulé Ons Leven. Cette feuille est imprégnée de conservatisme et de nationalisme. Eux sont anars, inspirés par les Provos hollandais, nourris d’une contre-culture en pleine expansion, fascinés par le mouvement des droits civiques aux Etats-Unis, révulsés par l’emprise de l’Eglise sur la vie et l’enseignement, étouffés par l’autoritarisme ecclésiastique et académique…

Entre fin septembre ’66 et début mars ’67, ils s’emparent de Ons Leven, le transforment, dans les textes, les images, la forme. Le révolutionnent. Le graphisme s’anime et s’arrondit, les textes s’ensoleillent de désirs et d’insolences, l’horizon s’élargit aux luttes des Noirs Américains, des Indonésiens. S’invite le mot « révolution », la date de 1917.

Et c’est cela qui éveille Sandrine Morgante, sollicite ses préoccupations propres : comment le support imprimé se fait l’acteur et aujourd’hui le témoin d’une transformation collective des consciences aussi bien que d’une diffusion d’idées nouvelles. Idées, à savoir : formes, couleurs, verbe, langage.

Dès lors, la matière : d’abord un témoignage de première main, l’entrevue avec un acteur des événements, à savoir Herwig Lerouge, étudiant alors en philologies germaniques, devenu ensuite l’un des vecteurs de cette transformation, puis militant indéfectible, acteur de la fondation d’AMADA-TPO, puis du PTB-PVDA. C’est Herwig Lerouge qui fournit à Sandrine Morgante cette archive précieuse des numéros de Ons Levenphagocytés.

C’est lui encore qui fournit cette page du quotidien Het Laatste Nieuws du 15 novembre 1967, une entrevue avec divers leaders du mouvement étudiant en cours (parmi lesquels lui-même, mais encore Paul Goossens, Ludo Martens, Kris Merckx…). Cette page témoigne de l’écho médiatique – très ponctuel – donné aux débats internes traversant alors le mouvement étudiant, entre volonté d’unité, questionnements de l’accès à l’enseignement universitaire et de la démocratie, élargissement à des enjeux sociétaux plus vastes (l’emprise des trusts et du Capital sur l’enseignement, le lien avec le mouvement ouvrier).

De cette matière éclot ceci : les numéros de Ons Leven sont compilés en un volume de facsimilés. Une édition où Sandrine Morgante intervient de deux manières : elle dépouille les numéros de toute publicité et de tout élément non politique. Par ailleurs, elle inscrit dans les pages des dessins sommaires, sous forme de cartoons politiques sommaires, sans style. Dessins et caricatures évoquant les luttes et questions de notre temps : la Palestine, l’écologie, les luttes sociales. Manière de prolonger et d’actualiser le geste d’appropriation qui était celui de cette rédaction pirate du périodique. Manière d’affirmer une filiation et une continuité.

D’autre part, la page de Het Laatste Nieuws est agrandie et sérigraphiée, barbouillée, souillée, maculée d’aplats mouvants, libres, « pop », floraux, expansifs et invasifs. Sur ces aplats, des phrases manuscrites reprennent des fragments de l’entrevue avec Herwig Lerouge. Elles attestent d’un subjectivité personnelle et collective en pleine floraison, autant que d’une véritable stratégie de diffusion.

L’écriture simule celle du témoin, cherchant à réincarner l’expérience comme son souvenir et son actualité. Comme dans d’autres travaux, l’exercice de l’écriture est celui d’une présence charnelle, formelle, graphique[1]. Les mots, la pensée s’éprouvent. Ils s’agencent dans une conflictualité visible, entre l’archive officielle et le témoignage marginalisé par l’histoire.

L’ensemble des sérigraphies s’agence dans une composition murale, évoquant l’esthétique du mur d’affichage sauvage, du « placard ». Au total, ça « s’envague » , s’ensauvage, entache, énonce cette énergie d’une conscience en mouvement, d’une floraison d’un jeune âge en attente, entachant l’ordre présent de ses désirs débordants, des rigueurs à venir.

Ce bruissement, cette attente, ce mouvement, sans doute est-il aujourd’hui en cours sur d’autres supports que la feuille. Mais on le touche ici, dans l’assurance d’une filiation et d’une école possibles. Dans la sensation vive que toujours les consciences s’avivent…

Laurent Courtens 

[1] Cette capacité comme cette nécessité mimétiques habitent d’autres travaux de Sandrine Morgante, par exemple lorsqu’elle simule et réincarne les écritures d’écoliers dans l’ensemble Taalbarrière  (2021) ou dans Figliie dei Militari (2019).