Dans L’Émancipation du Spectateur, Jacques Rancière écrit : Il y a partout des points de départ, des croisements et des nœuds qui nous permettent d’apprendre quelque chose de neuf si nous récusons premièrement la distance radicale, deuxièmement la distribution des rôles, troisièmement les frontières entre les territoires. C’est bien là que réside la position de Suchan Kinoshita, qui donne un rôle prééminent au spectateur, n’hésitant pas à déclarer que celui-ci fera carrière, alors qu’elle-même préfère parfois la position de l’interprète à celle de créateur, et qu’elle abolit toute frontière : de double culture, à la fois nipponne et européenne, et plus particulièrement allemande, Suchan Kinoshita inscrit sa pratique tant dans les sphères de la création sonore et des arts performatifs que des arts plastiques.
Au rez de chaussée de la galerie, Suchan Kinoshita installe Volière (2024), à la fois installation et dispositif performatif. La volière est habitée par quarante sept appeaux, ces sifflets qui permettent de parler aux animaux et en particulier aux oiseaux, instruments reproduisant le chant des oiseaux, les bruits d’insectes, le cris des animaux. Une magnifique collection d’objets d’une folle inventivité et soigneusement fabriqués à la main. Bon nombre sont comme des architectures habités par des sons potentiels, abrités dans l’architecture de la volière, elle-même posée dans l’espace de la galerie. Ces appeaux, tout comme l’enceinte acoustique qui surplombe la volière matérialisent le son, comme s’il s’agissait d’accorder une présence physique aux éléments acoustiques de l’exposition. Et ces sons que diffuse l’enceinte acoustique et qui occupent l’espace, ce sont ceux des appeaux dont Suchan Kinoshita se sert, non pour imiter la nature, mais pour créer quelques chose de nouveau, un potentiel d’une variabilité sans commune mesure, changeant et spéculatif, une partition inattendue, joyeuse et ludique. L’espace lui-même devient vivant et changeant.
A ceux-ci répondent les sons d’une autre œuvre installée à l’étage, Birdsong, une enceinte acoustique accrochée à un portant métallique, un dispositif auquel Suchan Kinoshita a donné le nom de Hanging About, ce que l’on peut tant traduire par accrocher que par flâner. Les sons, cette fois, sont des chants d’appeau qui ponctue un texte écrit et lu par l’artiste, des choses d’une singulière banalité, quitter sa maison sa maison, prendre la clé de sa voiture, utiliser le code de déverrouillage et non la clé elle-même, se rendre à la gare, se parquer à un endroit précis… Rien de bien épique, mais des choses faites ou à faire ce jour.
A l’étage également, Suchan Kinoshita déploie les feuillets d’un carnet de dessins. Elle a entrepris ce carnet ligné lors d’un récent séjour au Japon, couvrant chaque double page de petites gouaches et aquarelles. A faire, ce jour n’est pas une injonction, pas même le protocole d’un devoir quotidien ; parlons plutôt de vitalité, d’action, de flânerie, de mobilité, de légèreté. Peindre, dessiner, se fait à toute heure, dès que l’occasion se présente. Sur un coin de table, dans un train, ce jour, ou le jour d’après, s’éveiller à l’observation, l’invention, la réflexion. Suchan Kinoshita renoue avec la pratique d’Hokusai Katsushika, grand maître de l’estampe qu’elle admire et qui invente en 1814 un mot pour désigner ses innombrables carnets de croquis : la manga, néologisme issu de deux idéogrammes, man et ga qui signifie dessins (ga) foisonnants, légers, dérisoires, grotesques (man). Hokusai, à des fins pédagogiques, rassemblera entre 1814 et 1848 ses carnets de croquis et études diverses en une vaste encyclopédie qu’il nommera Hokusai Manga. La spontanéité y affleure à chaque page, si bien que le terme manga revêt également la signification d’esquisse rapide ou de dessin spontané. D’autres évoqueront pour traduire l’idéogramme, le kanji, man, le dessin esquissé sur un coup de tête, libre, sans raison, l’image sans but préconçu, l’image improvisée. En fait, autant de notions qui nous permettent d’aborder la manga de Suchan Kinoshita, ce carnet A faire ce jour et qu’elle fera également demain et après-demain comme en témoigne d’autres carnets déjà mis en œuvre et exposés en vitrine.
Suchan Kinoshita a récemment utilisé le terme Da Capo pour une publication à propos de la réactivation d’une œuvre ancienne, The difference is this : you go in or you stay out. You stay in or you go out: this is the difference (1998). Da Capo est une locution musicale qui indique à l’interprète qu’il faut reprendre le morceau depuis le début. Nous en ferons de même avec A faire, ce jour. Une quarantaine de double-pages sont visibles aux murs de la galerie. Au finissage, nous reprendrons les choses depuis le début, da capo, en montrant les dessins au verso des feuillets. En quelque sorte, nous tournerons les pages, comme celles d’une partition.
A noter, enfin, que Suchan Kinoshita est lauréate du Belgian Art Prize 2025. Le jury composé de professionnels de l’art a motivé son choix en précisant que « Suchan Kinoshita est une artiste accomplie et exceptionnelle, qui a construit un corpus d’œuvres très vaste au fil des décennies. Outre son parcours artistique personnel, le jury souhaite souligner son appréciation pour son rôle de pédagogue active et dévouée. A ce titre elle est un mentor pour les prochaines générations d’artistes. Sa sensibilité au temps et à l’espace, ainsi que sa curiosité permanente pour la vie nourrissent ses œuvres qui accentuent l’importance du processus de création, permettant au spectateur de prendre conscience du moment présent. Le jury lui a accordé la plus grande considération sur base de son parcours artistique qui se singularise par un langage visuel unique associant conceptualisme et expériences vécues avec générosité et humour ». Congrats Suchan ! Suchan Kinoshita est invitée à exposer à BOZAR en avril 2025.