19 février 1978. Werner Cuvelier acquiert chez Corman, libraire à Knokke, une édition des dessins de William Turner, établie et commentée par Gérard Wilkinson, Turner Sketches 1789-1820, éditée à Londres chez l’éditeur Barrie & Jenkins. Le livre restera sur sa table de travail jusqu’aux vacances scolaires ; Werner Cuvelier profitera de l’été pour se plonger dans l’ouvrage. Wilkinson y évoque les cheminements de Turner, de l’apprentissage du pittoresque et des années de jeunesse à la première période de maturité. William Turner voyage en Angleterre, au Pays de Galles et en Écosse, puis explore les Alpes. Il s’attarde sur la Tamise et passe ses étés sur la côte du Devonshire ou dans les Yorkshire Dales. En 1817, il emporte ses carnets de croquis en Rhénanie, puis en 1819 à Venise et à Rome. Ce qui me frappe, écrit Cuvelier après avoir compulsé l’ouvrage, c’est que les dimensions des carnets utilisés par Turner ont, au fil du temps, des formats de plus en plus variés, à un tel point qu’il n’y a pas deux formats strictement identiques (1). La question l’asticote tant qu’il décide, à l’automne, de se rendre à Londres, non pas à la National Gallery où sont conservées les œuvres du peintre, mais au British Museum où sont déposées les archives du leg Turner et, principalement, les inventaires.
Décédé en 1851,William Turner a légué la totalité de son atelier à la Nation britannique; c’est ce qu’on appelle le Turner Bequest. L’intention de l’artiste est explicite : il souhaite que les peintures à l’huile achevées qui restaient en sa possession – une centaine – soient conservées à la National Gallery, rassemblées et exposées dans une galerie portant son nom, désignée à cet effet. Le leg est en réalité bien plus impressionnant, comptant pas loin de 20.000 aquarelles, dessins et croquis. Un inventaire hors norme, ce qui ne peut que séduire Cuvelier, une sinécure pour les historiens, parmi lesquels on compte l’ami et exécuteur testamentaire de l’artiste, John Ruskin qui s’attellera à l’élaboration d’une première catalographie. Celle-ci sera très vite contestée. L’artiste, journaliste et historien de l’art Alexander J. Finberg, invité à entreprendre un nouveau catalogue du legs en 1905, le confirmera. Finberg basera son travail sur un examen minutieux, méticuleux, des carnets de croquis et des dessins et, dans la mesure du possible, sur la reconstitution des itinéraires de l’artiste voyageur, autant que sur l’identification des sujets. La taxonomie de l’inventaire est simple. Les carnets de croquis sont numérotés en chiffres romains, tandis que les pages ou les feuilles individuelles sont numérotées numériquement ou, parfois, alphabétiquement. Dans la mesure du possible, des groupes sont formés en fonction de la date et du sujet. Quant aux travaux divers, ils sont généralement regroupés suivant leur fonction présumée ou leur support. Concis, impartial, limité aux titres et aux résumés des sujets, à de brèves notes sur la datation ou sur les œuvres apparentées et, occasionnellement, à des transcriptions de rapports historiques, le texte de Finberg est l’antithèse de la prose passionnée et de l’instinct romanesque de Ruskin. L’auteur réserve ses propres opinions et jugements esthétiques pour son livre Turner’s Sketches and Drawings publié en 1910, et les nouvelles connaissances qu’il a acquises sur la vie de Turner pour sa biographie de l’artiste publiée en 1939 (2). C’est cet inventaire en deux volumes, A complete inventory of the Drawings of the Turner Bequest (1909) qui, bien sûr, retiendra l’attention de Werner Cuvelier. Il ne peut qu’être ravi par ce classement exemplaire. Il en demande une copie et rentre à Gand.
Werner Cuvelier radicalise dès lors les choses. Sur base de l’inventaire de Finberg, il dresse la liste des carnets de croquis et note pour chacun d’eux le numéro d’inventaire attribué par Finberg, la date d’exécution, le sujet, le nombre de page et bien sûr le format, puisque c’est celui-ci qui a titillé son esprit. Le protocole de l’œuvre à venir sera simple : chaque carnet sera représenté par un rectangle découpé dans du papier à dessin, aux dimensions exactes du format original. Au centre de chacun d’eux, Werner Cuvelier trace à l’encre et en lettres majuscules le sujet du carnet et sa date d’exécution. Dessous, il reporte sous la cote T.B. (pour Turner Bequest) le numéro d’inventaire en chiffres romains et, entre parenthèses, le nombre de page. Au crayon, pour mémoire, il reporte sur les bords les dimensions du carnet en pouces et en centimètres. Le tout constituera le S.P. XXIX, Turner’s Sketchbooks, S.P. pour projet statistique. L’œuvre est montrée au Museum van hedendaagse Kunst à Gand en 1979 à l’occasion de l’exposition Inzicht – Overzicht, Actuele Kunst in België, conçue par Jan Hoet. Werner Cuvelier déploie les 299 items de son inventaire sous la colonnade de la rotonde à l’entrée du musée. L’avion de Panamarenko est exposé au centre de l’espace, les toiles de Van Snick sont accrochées en l’air, telles des bannières ou des voiles de bateaux. Werner Cuvelier donne à voir les multiples pérégrinations de William Turner en Angleterre et sur le continent. L’invitation au voyage est dès lors exemplaire.
Oui, Cuvelier donne à voir les carnets de dessins de Turner, il les rend visibles, même et surtout, au travers de cette synthèse radicale et minimale. Revenant une fois encore sur ce qu’il nomme le problème de l’art, Werner Cuvelier pointe le fait que le travail de Turner était une solution au problème tel qu’il se présentait à l’époque de Turner (3). Le problème doit donc trouver de nouvelles solutions, tout en acceptant ce qui a été fait de par le passé. Aux questions qui lui sont posées quant au minimalisme de sa proposition, cet énoncé nominal – nommer les choses les rendraient de facto visibles – cette objectivation radicale, il répond qu’il se défie de l’objectivité. J’ai quelque chose contre cette objectivité derrière laquelle nous nous cachons constamment, déclare-t-il. J’ai quelque chose contre cette objectivité qui serait tellement plus vraie que l’expérience subjective de la réalité. Dans une large mesure, mon travail veut relativiser l’objectivité dont on parle. En fait, Werner Cuvelier, montrant le format des carnets, touche à l’essentiel, ce que les carnets contiennent, invitant le spectateur confronté à son œuvre à éventuellement retourner voir les croquis et dessins du maître londonien. Je n’attend rien du public, dit-il encore. Certains retourneront voir Turner et c’est une bonne chose. Je crains néanmoins qu’ils oublient par quels détours exactement ils y ont été conduits. L’amplitude minimale que prend l’œuvre dans l’espace, cette suite de 299 rectangles uniformes et annotés, est quant à elle, une solution au problème tel qu’il se pose à Werner Cuvelier, une solution magistrale, monumentale, minimale, parfaitement inscrite dans l’air du temps et les courants d’art, sensible, voire même fragile, méthodique, démesurée et subjective, bien qu’elle repose sur la mesure objective des choses.
Au-delà de l’œuvre elle-même, il est piquant de mettre en relation les pérégrinations européennes de Joseph Mallord William Turner et les pratiques de Werner Cuvelier, lui aussi arpenteur du réel, des mégalithes de France (Turner dessina ceux de Stonehenge) aux routes romanes, des cheminements hispaniques ou du voyage à Rome à la tournées des ponts et des bordels gantois. Les carnets de croquis, de dessins, d’aquarelles sont également son affaire, plus de 410 au dernier recensement effectué en 2018. Ce sont des carnets d’esquisses, de projets, de voyages, de recherches, un spectre large, du pittoresque à la quête mathématique, tous parfaitement reliés, dotés d’une jaquette blanche sur laquelle l’artiste appose titre et cote numérotée : TB, non pas comme Turner Bequest, mais comme Tekenboek. Je pointerai ici trois titres des plus signifiants quant à ce qui nous occupe ici : Penser / Classer (Georges Perec) (1983), Tentative d’épuisement d’un motif (Georges Perec) (2016) ainsi que, et surtout, Tout, au monde, existe pour aboutir à un livre (Variations sur un sujet – Stéphane Mallarmé) (2014).
Il faudra veiller lors de l’inventaire des Tekenboeken de Werner Cuvelier à bien noter le format de chacun d’eux.
Jean-Michel Botquin
1 Tekenboek 1 (Archives WC). 2 David Blayney Brown, ‘Project Overview’, December 2012, in David Blayney Brown (ed.), J.M.W. Turner: Sketchbooks, Drawings and Watercolours, Tate Research Publication, December 2012. 3 Inzicht-Overzicht, Actuele Kunst in België, Museumkrant, p.3, 1979