Alevtina Kakhidze vit à la campagne dans la région de Kiev. Elle fut l’une des premières à descendre dans la rue en 2013 à l’occasion de ce qui est devenu le mouvement Maïdan, une révolution de la dignité, dit-elle, et elle y restée pendant trois mois et demi. Depuis, elle témoigne au travers de ses dessins et de ses performances, de l’expérience incommunicable de la guerre. Les dessins d’Alevtina sont des notes mentales, des journaux intimes autant qu’un essai philosophique fragmenté qui sonde ce qu’elle a appris de la philosophie occidentale (Kant, Hegel, Arendt) et ce qu’elle vit depuis le début de la guerre en 2014. Elle est elle-même originaire du Donbass. Une grande part de ses recherches concerne l’observation des plantes, dans son jardin mais ailleurs aussi. C’est une recherche philosophique sur le comportement des plantes natives et des plantes invasives, métaphore ô combien riche de sens.
Lettre 1
Le 24 février aura lieu un événement qu’on appellera en anglais Russian Invasion of Ukraine. On me téléphonera de tous les coins du monde pour me proposer de m’enfuir dans un pays en paix. Et moi, je me comporterai comme une plante, je resterai sur place malgré les tirs. Ne pas fuir ! Je descendrai quand même dans la cave où l’on garde des betteraves et du chou, et j’y resterai allongée en me cachant des combats entre l’armée russe et les forces armées ukrainiennes.
Identifier des plantes invasives, sur fond de nouvelles annonçant que les chars russes avancent dans ma direction, créera un sentiment fort d’expérience commune avec les plantes indigènes : les espèces invasives s’affranchissent facilement de l’espace et du temps, envahissant de nouveaux territoires, et les espèces indigènes souffrent de ces étrangers, et certaines disparaissent à jamais.
Lettre 2
En mars, l’armée russe occupe des villages à 5 kilomètres de chez moi…
Je me rappellerai une histoire qui s’est passée en 2014, quand la Russie a déclenché la guerre avec l’Ukraine en envahissant une partie du territoire à l’est du pays. Mes voisins me disaient : « Pouvons-nous couper cette plante près de votre studio ? C’est un occupant ! » Je leur redemande : « Cette belle plante-là ? ».
– C’est l’herbe à la ouate (Asclépias Syriaca), c’est une plante invasive.
– D’où vient-elle, si elle est invasive ?
Je la couperai moi-même et la ferai sécher. Plus tard, à l’autre bout du monde, je verrai l’herbe à la ouate « chez elle », là d’où elle « vient ». Et là-bas, ce n’est pas une envahisseuse ; c’est « l’héroïne locale » de l’État du Kansas, on l’appelle Milkweed ! Les papillons Monarque de la sous-famille des Danainae existent grâce à l’herbe à la ouate : ils boivent le nectar de ses fleurs et nourrissent leurs chenilles de ses feuilles. Les militants écologistes de cet État, qui se soucient de la protection des papillons, ne comprendront probablement pas les demandes de mes voisins de couper l’herbe à la ouate.
Lettre 3
L’herbe à la ouate arrivera en Ukraine pour les besoins de la production industrielle, ce qui ne sera pas couronné de succès. Elle deviendra sauvage, elle s’échappera des jardins botaniques, retournera à la nature, commencera à vivre sa propre vie…
Et la vie de cette plante en Ukraine se révélera dominante, privilégiée, ce sera une vie sans ennemi, en dehors de tout système de contrôle et d’équilibre… Car il n’y aura rien pour remplacer les papillons Monarque qui l’affaiblissent en en mangeant des parties.
Puis-je dire quoi que ce soit de la vie des créatures si je ne suis pas une plante ?
C’est la même chose avec le Solidago. Cette plante se comporte en Ukraine comme une plante invasive, une étrangère, une occupante, une envahisseuse, une colonisatrice…
J’ai observé ses racines, il n’y a pas de place pour d’autres plantes, elle produit jusqu’à 300 rejets par mètre carré ; elle est sur le point de grimper dans mon studio. « Chez elle », en Amérique du Nord, elle est « contrôlée » par les grands animaux herbivores ; en Ukraine, seuls les escargots résistent.
Lettre 4
En avril, les villages voisins seront libérés. Des armes lourdes y seront utilisées. Des militaires mourront des deux côtés, et les civils des villages ukrainiens mourront aussi.
Mais les plantes invasives, contrairement aux humains, ne tuent pas instantanément les espèces indigènes, pensais-je devant deux tombes situées dans mon village. L’une d’un fusillé à un checkpoint et l’autre qui a sauté sur une mine.
Les plantes invasives suppriment les plantes locales, mais c’est une confrontation sans effusion de sang. Les plantes n’ont pas de sang, seulement une sève vert clair. Avec leurs racines plus longues, elles absorbent les éléments nutritifs et l’eau, et avec leurs feuilles plus grandes, elles bloquent le soleil, adaptant l’espace pour elles-mêmes, un espace dans lequel il n’y a plus de place pour les plantes indigènes.Mais les plantes ne tuent pas immédiatement, et c’est tout ! Lorsque les troupes russes étaient proches, j’ai écrit sur la porte de mon atelier : “Prenez exemple sur les plantes, ce sont les pacifistes de cette planète. Autant que faire se peut !”
Lettre 5
Comment les plantes locales peuvent-elles se protéger des plantes invasives ?
Je ne suis pas en mesure de prouver que les plantes se posent cette question.
– Est-ce que nous pourrions armer les plantes locales pour qu’elles puissent s’opposer aux plantes invasives ? J’appelle le botaniste de Kyiv, en espérant qu’il va bien, car quand on est en Ukraine en ce moment, on n’est jamais sûr de l’instant suivant.
– On ne peut pas, elles sont pacifistes. Et j’ai vu, au journal télévisé, la phrase écrite sur votre porte… D’habitude, les gens peuvent limiter l’invasion des espèces invasives en retournant la terre, en utilisant de l’amitrole et du glysophate, contre l’herbe à la ouate, par exemple
Et si nous commencions à manger les plantes invasives, comme les chenilles des papillons Monarque mangent l’herbe à la ouate, ou comme les grands herbivores qui mangent le solidago ?
Lettre 6
Je ne peux pas affirmer que les plantes locales attendent de l’homme qu’il les sauve.
Dans toutes les hypothèses d’invasion des espèces sur notre planète, c’est l’homme le coupable. Les invasions d’espèces végétales commencent lorsque les gens construisent des bateaux, puis des avions… (extrait des définitions des invasions de plantes).
Je ne peux pas dire que les plantes demandent des comptes à l’homme à cause de sa culpabilité.
L’herbe à la ouate poussera en juin, je couperai les jeunes tiges de cette plante et je les mangerai comme si j’étais le papillon Monarque. Je la ferai frire avec de l’huile et de la farine de maïs. Je l’affaiblirai en mangeant ses parties
Lettre 7
En juillet, je redescendais au sous-sol en raison d’un raid aérien annonçant des missiles russes.
Voici ce qu’on pouvait lire dans les journaux à l’époque : “les envahisseurs russes continuent de voler le blé ukrainien”… « Il y a longtemps que le monde n’a pas connu de guerre sur le territoire d’un pays qui nourrit une bonne partie de la planète ».
À ce moment précis, j’ai pensé : nous devons continuer à travailler sur le développement du blé vivace, je crois que c’est le M34085, qui s’est arrêté en 1937. Ce blé est similaire à celui développé à Salina (Kansas). Mon cœur battait la chamade lorsque j’ai touché sa tige : On pourrait venir au champ à chaque saison, comme on le fait avec un pommier, et le couper pour le pain, le beurre et le déjeuner !
Lettre 8
Le blé pérenne a des racines aussi longues que les arbres, il n’émet donc pas de CO2 comme les annuelles qui couvrent tous nos champs. Je discute mentalement avec Bruno Latour, qui a appris en même temps la nouvelle de la guerre en Ukraine et celle de la parution du dernier rapport sur le changement climatique, et qui n’arrive pas à savoir laquelle de ces deux tragédies il faut privilégier dans l’immédiat : Ha-ha-ha ! Je vous conseille de choisir la guerre en Ukraine comme tragédie n° 1 – à cause du sud et de l’est occupés, qui font l’objet de combats. Nous y cultivons du blé et du tournesol, et il est possible de les remplacer par des plantes vivaces, ce qui permettrait de réduire les émissions et d’enrayer la crise climatique.
Je quitte la cave et j’appelle le botaniste de Kiev, en espérant qu’il va bien, car lorsque vous restez en Ukraine, vous n’êtes pas sûr de l’instant suivant :
– Si nous avons plus de plantes vivaces dans les champs, cela arrêtera-t-il l’invasion des plantes envahissantes ?
– Oui, il leur sera plus difficile de s’immiscer…
Alevtina Kakhidze, Invasives, récit graphique, 27 feuillet A4, technique mixte sur papier, 2022