Les salles d’exposition du Musée Roger Raveel se composent d’une longue succession de pièces et de salles. Le visiteur peut découvrir les œuvres au cours d’une promenade à la fois physique et mentale. Une version miroir de l’exposition se révèle à la fin, étant donné que le visiteur doit revenir sur ses pas pour achever sa visite. Ce déplacement dans l’espace commence dans le hall d’entrée avec l’énigmatique (Vela) (2002-2003) de John Murphy, une toile d’un bleu de nuit profond. Le terme latin de vela dans le titre fait référence aux voiles d’un bateau. Une constellation illumine les heures sombres de la nuit, lorsque nos désirs et nos peurs se balancent au rythme de la mer. Notre regard suit la constellation du tableau qui, dès le début de l’exposition, nous propose une première énigme, une première halte dans le voyage.
Le chien apparaît également dans les grands tableaux de Murphy, The Song of the Flesh or The Dog who Shits (Lyra) (1993), A Different Constellation (Lupus) (1994) et The Invention of the Other (Vulpecula) (1994). Sur chaque toile, on aperçoit un chien, l’un détourne le regard, un autre dort et un troisième défèque. Simplifiés en dessins au trait et isolés dans un plan de l’image de couleur brun pâle, les chiens semblent ignorer aussi bien les constellations qui se profilent au-dessus d’eux à une distance incommensurable que le spectateur qui les rencontre dans la salle du musée. Les chiens peuvent être considérés comme des métaphores de l’être humain qui, même dans une quête fébrile de réponses, est et reste lié à son propre corps et à une pulsion de (sur)vie.
Le texte occupe une dimension cruciale dans l’ œuvre de Murphy Le titre est une entité autonome, physiquement séparée de l’œuvre – l’image, l’objet – et les deux coexistent sur un pied d’égalité. Les titres sont des extraits de textes existants, ils sont reconnaissables, mais difficiles à situer. Prenons On the Way. Are you dressed in the map of your travels ? (2003) le titre est aussi apposé en écriture manuscrite sur l’espace blanc qui entoure l’image encadrée, une carte postale trouvée représentant une mappemonde. Un perroquet empaillé, également un élément « recyclé », observe l’image à distance, figé dans le temps et l’espace. Comme souvent, le titre exprime un certain désir, un intérêt pour la sensualité, un penchant pour le toucher physique et mental. Chiens, girafes, un perroquet empaillé, les animaux apparaissent sous diverses formes dans son œuvre. Ils témoignent de l’intérêt que Murphy porte à la zoologie, outre l’inspiration qu’il puise dans la botanique, la cosmologie et l’histoire de l’ art.
Lorsque notre mémoire est activée, une expérience synesthésique se produit. Une odeur ou un son, certaines images ou des lieux spécifiques nous rappellent certaines expériences ou certains sentiments. Cette sensation nous envahit aussi quand on contemple les œuvres de John Murphy, en particulier ses peintures. Parfois, de grandes parties de la toile sont quasi entièrement monochromes, comme Nothing. Wait and See (1990-1991). La texture particulière de ce tableau lui confère un effet de voile. On regarde la couleur, la « peau » du tableau, et on prend conscience de l’insignifiance de son vide. Simultanément, nos pensées commencent à relier la couleur au bleu du ciel, à une douce journée printanière, aux fleurs qui éclosent dans le champ à côté de la maison où on a grandi. L’imagination et les souvenirs du spectateur complètent l’existence autonome du tableau sous nos yeux. La perception n’est pas uniquement actionnée par la tête, mais par le ventre et le cœur aussi. Cette expérience hautement intime gravite autour d’une réalité tangible mais énigmatique que l’on ne peut qu’entrevoir.
La surface des peintures de John Murphy fait penser à une membrane, un rideau doux et translucide qui dissimule de grandes parties de ce qu’il couvre alors que des détails subtils nous parviennent d’un autre monde. Dans The Deceptive Caress of a Giraffe (1993), un ton orange indéterminé recouvre la grande toile tandis qu’en haut, à droite, les oreilles de deux girafes émergent. Un regard attentif permet de voir que les girafes s’enlacent dans une étreinte apparente de leurs deux cous Toutefois, le mouvement en soi n’est autre qu’une tentative de domination de l’une sur l’autre. La couleur est une superposition de fines couches « tachetées ». Sa densité semble transparente, presque immatérielle, ce qui fait que l’image fantomatique de la girafe suscite l’impression qu’elle flotte dans un espace indéfinissable. (Mélanie Deboutte, dans le catalogue de l’exposition)
Dans The Joseph Conrad Series (2003), John Murphy reproduit 26 fois l’image d’un trois-mâts, chaque fois avec un titre différent. Il s’agit d’une photographie trouvée que l’artiste a récupérée. À partir de l’intérêt qu’il porte à la répétition, Murphy souhaite stimuler l’ œil du spectateur à chercher des similitudes et des différences, que seuls les titres contiennent. L’artiste ouvre à notre imaginaire un espace entre le mot, l’image et l’objet. Le bateau sur la photo porte le nom de Joseph Conrad, l’écrivain polonais-anglais connu pour ses récits de voyage qui se déroulent souvent en mer et s’articulent autour de valeurs morales et de solitude. Avec des titres comme E la nave va, Movement of the internai being et North of the future, John Murphy partage les sensibilités subtiles propres à son œuvre. Avec un raffinement froid, il crée une atmosphère mélancolique qui s’apparente à la saudade des chants de marins portugais. Le sentiment de manque est vague par essence et sa viscosité fait qu’il colle à l’âme. En même temps, le voyage promet de l’aventure, un déplacement dans le temps et dans l’espace et de nouveaux horizons. (Mélanie Deboutte, dans le catalogue de l’exposition)
Dans Tiepolo Series (2015), Murphy se concentre sur Pulcinella, un personnage de la commedia dell’arte. Figure mystérieuse et pleine de contradictions, Pulcinella traverse la vie en tant qu’homrne ou femme, masqué, avec une bosse et un nez crochu. L’ample costume blanc et le chapeau conique sont les vêtements typiques d’un personnage rusé, rustre et ambigu, parfois voleur et rebelle, mais qui combat toujours les catastrophes et intervient comme le sauveur d’autres personnages. Murphy s’inspire d’une fascinante série de dessins et de fresques du XVIIIe siècle, du peintre Giandomenico Tiepolo, fils du célèbre Giambattista Tiepolo. Dans cette série, Pulcinella apparaît dans diverses scènes dans lesquelles il fait des farces à grands coups de gestes et de grimaces grotesques. Fait remarquable, dans chaque scène, plusieurs personnages jouent le rôle de Pulcinella, comme autant de clones de lui-même. Murphy isole le protagoniste des autres personnages, les retire du spectacle très animé et les transfère sur un panneau blanc à la faveur d’un stylo et de gouache. La série qui en résulte se compose de regroupements absurdes du personnage démultiplié. Ici et là, Murphy reprend aussi les chiens qui suivent la scène extravagante en tant que spectateurs
John Murphy déclare dans une interview en 1979 « J’aspire à créer du sens dans l’espace entre les mots et l’image, sans en même temps spécifier le sens [ .. ] le sujet s’apaise quelque part en dehors des simples faits établis d’une œuvre d’art ». L‘expérience humaine est au cœur de l’ œuvre, qui est à la fois très personnelle, mais revêt aussi une dimension universelle et intemporelle. Murphy, qui peint exclusivement à la lumière du jour, invoque la richesse inépuisable des couleurs. « La couleur devient une voix, un son que nos yeux entendent», écrit Barry Barker. L’artiste transforme, il transpose la couleur en lumière voilée. La lumière de l’espace qui abrite l’œuvre suscite les nuances raffinées de la couleur. L’attention du spectateur s’aiguise, les sens sont stimulés. L’ expérience de perception visuelle prend le dessus sur la recherche d’un récit ou d’un sens. Un certain détachement règne sur les tableaux grâce à un maniement précis et contrôlé du pinceau. Les simples motifs linéaires flottent comme des « nomades magiques » dans le plan indéfini de l’image et contribuent au mystère dans lequel le spectateur peut se perdre. (Mélanie Deboutte, dans le catalogue de l’exposition)