Lu Dans la revue H.ART n°217, cet entretien entre Marie Zolamian et Colette Dubois
En 2017, l’ancienne direction artistique du musée, Elsje Janssen et Manfred Sellink, a proposé à Marie Zolamian (Beyrouth °1975, vit et travaille à Liège) de réaliser un nouveau dessin de la mosaïque du péristyle du Koninklijk Museum voor Schone Kunsten d’Anvers. Réalisée dans l’atelier des mosaïstes Gino Tondat et Sarah Landtmeters, elle est à présent terminée et posée. Dans un an, le musée sera ré-ouvert après sa rénovation complète et chacun pourra déambuler sur la surface que l’artiste a conçue. Dans quelques jours, certains pourront déjà la voir. Une belle occasion de s’entretenir avec Marie Zolamian.
Colette Dubois : Il y a quelques années, tu m’as annoncé la commande d’une mosaïque pour le péristyle du KMSKA d’Anvers. Comment as-tu reçu cette commande et quel a été ton cheminement pour la concevoir ?
Marie Zolamian : J’ai immédiatement commencé mes recherches au sujet de la mosaïque, son art et sa technique. Mais très vite mon champ de recherche s’est élargi aux arts de la tapisserie, à l’art byzantin, à l’art des grotesques, des arabesques, des enluminures et, bien sûr, de la peinture des Primitifs. Parallèlement, je me suis naturellement intéressée à l’histoire du musée et de la ville d’Anvers, une ville que j’avais déjà approché lors d’une résidence de trois mois à Air Antwerpen l’année précédente. Ce qui m’importait aussi était de rencontrer et de dialoguer avec les artisans mosaïstes afin de voir et de comprendre comment ils travaillaient. J’ai pu ainsi adapter certains aspects du dessin en discutant avec eux pour avoir une fluidité dans le passage entre ce que je voulais et ce qui pouvait être fait. Un élément important a été de redessiner des vagues avec des lignes ondulées au lieu des motifs triangulaires.
En juillet 2018, l’asbl mòsso m’a invitée au Bénin dans le cadre de l’École doctorale d’été dont le thème était ‘Processus de patrimonialisation, usages et « muséification » du passé’. Les paysages et la végétation que j’ai pu rencontrer là-bas ont donné un coup ultime à la composition. J’ai eu envie d’injecter un maximum de variétés végétales, en croisant les plantes et en jouant avec toutes sortes d’adventices.
J’ai remis le dessin définitif en septembre 2018. Deux mois plus tard, je suis allée à Carrare avec les mosaïstes pour choisir une grande variété de marbres qui allait enrichir la palette des nuances surprenantes et parfois inattendues. J’ai pu y travailler comme une peintre qui sélectionne ses couleurs pour sa toile. La réalisation en atelier a duré environ deux ans et demi. J’ai suivi l’exécution de très près. Au fur et à mesure, j’ai vu chaque précieux détail prendre la forme que je souhaitais. Le 1erseptembre 2021, la mosaïque a été placée sur le sol du musée où elle est en train d’être finalisée.
CD Sur les photographies que tu m’as montrées, la mosaïque apparaît comme un grand collage d’éléments glanés, entre autres, dans les collections du musée lui-même. En même temps, le terme « collage » n’est pas le bon puisque tu as souvent réinterprété les éléments en question. Peux-tu m’expliquer comment ton choix de tel ou tel élément s’est fait et ce qui a guidé ton travail d’agencement et d’interprétation ?
MZ Oui c’est une sorte de gigogne, une mosaïque dans la mosaïque, elle-même dans une autre. En même temps, c’est une représentation des liens qui existent entre le tout : les arts, les époques, les espaces, les techniques, les éléments, etc. Les choix se sont d’abord fait d’après mes souvenirs des peintures et des traces qu’elles avaient laissées en moi avant l’aventure de la mosaïque : la main crispée de Saint-Jérôme de la copie de M. van Reymerswale, la lune timide de Sainte Barbe de J. Van Eyck, la ‘Madone’ de Jean Fouquet m’avait laissé un sourire intérieur et ‘La chute des anges rebelles’ de F. Floris que j’avais vu en dehors du musée m’avait retourné l’esprit. L’œuvre de Clara Peeters que j’avais aimée en 2016 au Rockoxhuis et la vision de ses peintures malicieuses m’a inspiré une chimère multi-genrée par exemple. D’autres œuvres m’ont encore guidée pour la composition : le Triptyque d’Antonius Tsgrooten de Goswin van der Weyden ou la fresque de la Dérision du Christ de Fra Angelico. Toutes les deux donnent à voir une hybridité de styles avec une perception de l’art cosmopolite.
C.D. Comment les éléments que tu as extraits des peintures s’imbriquent-ils les uns dans les autres ?
M.Z. Expliquer tous les éléments serait très long. Mais par exemple, à droite on trouve la partie lumineuse, nourricière de la ville. La chimère inspirée de P. Van der Borght (‘Allegorie op de moeilijkheid van het besturen’, 1578) est composée de toute une série de fragments d’œuvres du musée (Rubens, Brueghel, Ensor, Magritte, Delvaux, Permeke, De Braekeleer, Van De Woestijn,…).Ce qui m’exalte aujourd’hui, c’est de voir tout cela prendre vie. En effet, lorsque j’ai conçu le projet, j’avais tenu compte de l’orientation du soleil et de la lumière naturelle frappant la mosaïque. Debout sur la mosaïque, au coucher du soleil, nous pouvons voir les rayons du soleil descendre de plus en plus, à travers les colonnes, en biais du drapé, révélant l’ombre qui entoure le drapé.
C.D. Le centre de la mosaïque est occupé par un ancien plan de la ville d’Anvers. Quelle relation établis-tu entre le monde, la ville et le musée ?
M.Z. Le cœur de la mosaïque est une représentation d’un des premiers plans de la ville, imprimé en 1565 par Plantin Moretus à Anvers et dessiné par Virgilius Bononiensis. Il renvoie à l’idée de port et au monde. Habituellement, le point culminant d’une scène figurative se trouve au centre ; ici tout le mouvement se passe dans la périphérie en indiquant des parcours possibles à suivre tout autour. Le plan est le milieu, le point de départ du regard et du champ de vision, le point d’arrivée également du visiteur.
L’ensemble donne à voir une grande scène similaire à une scène mythologique, une vision paradisiaque dont le centre est la vue topographique de la ville portuaire, abstraite et géométrique, en dentelle monochrome blanche à partir de laquelle nous assistons en direct à son enrichissement intellectuel, artistique et environnemental. La ville épurée et vide de ses habitants est alors en proie à une construction grandiose continue par les incorporations de fragments d’œuvres se trouvant à ses quatre points cardinaux. Une carte donne à voir une partie du monde, comme peut le faire un musée.
C’est aussi le premier point d’accès au musée, elle situe le visiteur ou le regardeur au seuil du monde de l’art ancien, moderne et contemporain. La carte schématique, minimale et abstraite m’a permis en même temps de trouver un compromis pratique pour la technique de la mosaïque. Les tesselles monochromes qui composent cette partie, tout comme la partie du fleuve, sont prédécoupées pour une composition moins complexe, à l’inverse des parties périphériques figuratives plus élaborées.
C.D. La mosaïque a-t-elle un titre ?
M.Z. Oui : « Welkom-Bienvenue-Willkommen-Welcome ». Je la vois comme une grande tapisserie posée sur le sol à l’entrée du musée, un tapis de bienvenue. Il s’agit d’un déroulement temporel et géographique qui renvoie à la fonction de l’édifice, reflète l’intérieur à l’extérieur, introduit au musée. Elle appartient à notre époque qui amasse les histoires et informations de divers horizons, sans hiérarchie de styles ou de genres. L’histoire y est évoquée comme une suite de combinaisons, le fruit de conquêtes, d’évolutions et d’influences. C’est un voyage dans l’histoire de l’art local, combinant l’art de la mosaïque, de la tapisserie et de la peinture, préfigurant un message humaniste de la rencontre et de la célébration du mélange, de l’hybridation et des croisements.
C.D. La mosaïque est à présent terminée. Comment imagines-tu la rencontre entre les spectateurs et l’œuvre ? Un voyage ? Une histoire ? Autant d’histoires qu’il y a de rencontres entre la puissance de ce sol et de visiteurs (dans le sens où un même visiteur pourrait faire un nouveau voyage à chaque visite, se raconter à chaque fois une nouvelle histoire) ?
M.Z. Oui c’est un peu comme cela que je l’ai envisagé : un grand voyage mythologique, et pourtant très terrestre, une vision orientale où on déambule dans le paysage, où on n’est pas devant une fenêtre. Je l’imagine comme une promenade qui donne à expérimenter une multitudes de voyages arpentant cependant un même sentier. Suivant la lumière, les pas d’à côté, les colonnes, les balustrades, les portes ouvertes ou fermées, les bruits, le sens d’orientation, etc.
C.D. Comment la mosaïque s’inscrit-elle dans ton travail artistique ?
M.Z. Il y a l’espace d’atelier et l’espace en dehors. La matière que je travaille reste la même, j’absorbe beaucoup de l’extérieur et j’injecte le tout dans un intérieur. Mais il me semble que c’est la manière de travailler qui diffère. Une grande différence tient dans la nécessité de tenir compte d’un cahier de charges et de contraintes plus ou moins importantes dans la commande ou le travail pour un espace public. Ensuite, il y a l’interaction qui m’intéresse beaucoup avec les corps de métier, les spécialités et domaines qui me sont inconnus et le résultat que nous pouvons mener à bon port malgré nos différents langages.
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