SP XXVII, Relaciones, 1978
Que celle-ci soit menée loin de chez soi ou pas, l’itinérance est une façon très concrète de plonger dans un réel qui nous est par essence exotique, en ce qu’elle nous est étrangère. L’itinérance stimule l’imagination, elle provoque les écrits de voyage, elle convoque la cartographie, elle suscite l’élaboration de listes et inventaires, tous protocoles qui s’inscrivent dans la pratique artistique de Werner Cuvelier.
Nous avons déjà évoqué le SP XVI, Buitenverblijven, cette randonnée suburbaine à la découverte des façade de bordels de la région gantoise ainsi que la performance du SP XII (oui, la déambulation est aussi performative) menée en 1974 à Las Hortichuelas dans la province espagnole d’Almeria. Werner Cuvelier projette, toujours en 1974, de tracer une route romane de Soignies en Hainaut à Lérida en Espagne, un projet qu’il ne réalisera finalement pas[1]. Ces projets déambulatoires sont souvent estivaux ; ils s’inscrivent dans la vie quotidienne de l’artiste : durant l’été 1975, Werner Cuvelier part à la découverte des dolmens et menhirs de France. Un écrit de voyage, annonce-t-il, mais composé de dessins et de photographies personnelles, projet établi sur un protocole très précis. A l’invitation de Jan Vercruysse, il exposera ce SP XXII, intitulé Connexions en 1976 à la galerie Elsa von Honolulu Loringhoven[2], ainsi qu’à la galerie l’A, à Liège, en 1981.[3] L’exposition liégeoise s’intitule Connexions & Relaciones : Werner Cuvelier y expose en effet un second projet de même nature, le SP XXXVI, qu’il conçoit durant l’été 1978, un itinéraire tracé au travers de la péninsule ibérique, une mise en relation, Relaciones, de dix-sept lieux raccordés. Ainsi il va, il court, il cherche. Que cherche-t-il ? On citera bien volontiers Charles Baudelaire : À coup sûr, cet homme, tel que je l’ai dépeint, ce solitaire doué d’une imagination active, toujours voyageant à travers le grand désert d’hommes, a un but plus élevé que celui d’un pur flâneur, un but plus général, autre que le plaisir fugitif de la circonstance.[4] Le flâneur, ici, a précisément préparé son voyage, il a déterminé les lieux qui seront visités. Le plaisir de la circonstance est également au rendez-vous : Werner Cuvelier série bien sûr des lieux qui nourrissent ses centres d’intérêt. L’imagination active associée à l’observation analytique, la démarche classificatoire caractéristique de l’art conceptuel seront ainsi révélatrice de réalité. Le monde est plein d’objets plus ou moins intéressants, déclarait déjà Douglas Huebler en 1969, je ne souhaite pas en ajouter davantage. Je préfère me contenter d’énoncer l’existence des choses en termes de temps et/ou de lieu.[5] Énoncer, oui, bien sûr, et transcrire : c’est là que se situe l’enjeu.
Que nous donne-t-il donc à voir ? Seize dessins d’un parfait minimalisme, dix-sept droites tracées à l’encre de chine, ou plutôt dix-sept segments de droite, représentant l’itinéraire choisi et éprouvé, à vol d’oiseau. Le choix des formats, 70 x 70 cm, est déterminé et déterminant : dimensions pratiques, format carré choisi pour sa neutralité et, comme toujours, référence au module des architectes William Graatsma et Jan Slothouber. Ces droites sont tracées à l’échelle, comme sur toute carte géographique, même si Werner Cuvelier n’estime pas nécessaire de nous révéler celle-ci. On s’en rendra tout simplement compte en regardant les derniers dessins : le quinzième se dédouble car l’itinéraire à tracer est trop long, même à vol d’oiseau, pour tenir sur une feuille. Le seizième devient ainsi le dix-septième, une diagonale fendant la feuille de part en part, témoignant ainsi d’une seconde longue étape.
Je n’ai évidemment pas résisté à l’envie d’introduire les noms des localités mentionnées dans le Catalogo qui complète l’œuvre dans un logiciel de cartes et plans : Werner Cuvelier a, en effet, littéralement tracé une droite, à vol d’oiseau, entre Roncesvalles et la Isleta del Moro, non loin d’Almeria. Il projette de traverser l’Espagne de part en part, du nord, et du golfe de Gascogne, au sud et à la Méditerranée, il s’attarde en Navarre et Aragon – les étapes sont courtes -, il oblique vers Madrid et la Castille afin de rejoindre la Mancha, descend, enfin, en ligne droite vers Almeria et l’Andalousie, soit une plongée dans l’Espagne profonde, loin des côtes et des voies rapides, qui de toute façon sont des plus rares à l’époque, un itinéraire de découvertes très réfléchi, que l’on imagine peu couru, peu connu et qui témoigne d’une curiosité aiguisée pour un patrimoine et des paysages singuliers. On imagine bien l’homme peu pressé, buissonnier les premiers jours, qui se résignera, à un moment donné, à accélérer l’allure afin de rejoindre le but assigné au voyage.
En témoigne la seconde partie du travail, ces couples de photographies, ces relations établies entre des objets, des architectures, des paysages, en fait, le corps du travail, ce qui habite chaque segment tracé, ce qui les sous-tend. Chaque photo, posée sur une table face aux dessins, ou imprimée dans le catalogue est répétée, d’un point A à un point B, d’un point B à un point C, d’un point C à un point D, et ainsi de suite : chacune est à la fois point de départ et d’arrivée d’une étape, chaque couple établit ainsi une relation singulière entre deux images au fil d’une série qui constitue l’ensemble de l’œuvre. La première photographie représente une chapelle érigée dans les champs. Nous sommes à Roncesvalles, non loin du col d’Ibañeta, point de départ de toutes pérégrinations. C’est évidemment tout indiqué. La chapelle est dédiée à Saint Jacques, Santiago, mais Werner Cuvelier n’empruntera pas le Camino Frances qui mène au Finistère ; il se dirigera vers l’ouest. Surmontée d’un petit campanile dont la cloche orientait les pèlerins égarés par le brouillard vous précisera la Wiki, elle jouxte un bâtiment plus bas dont on devine la toiture, la chapelle du Sancti Spiritus, également appelée chapelle de Roland. Avouons que sans l’identification de ces lieux qui convoque l’histoire, celle du haut moyen-âge, des transhumances et des pèlerinages de la chrétienté, nous serions face à l’image d’une humble chapelle anonyme perdue dans le paysage. En regard, Werner Cuvelier pose une affiche collée sur un mur de pierres taillées aux couleurs mordorées, une fillette au regard perdu, qui représente une minorité silencieuse et marginalisée qui revendique sa place dans la société (une minora silenciosa y marginada reclama su puesto en la socieda). Nous sommes dans la bourgade d’Aibar, Oibar en basque, toujours en Navarre. L’affiche a été collée à l’occasion de la semaine du handicap mental. A Ujué, Werner Cuvelier photographie des inscriptions bombées sur un mur en pierre de taille, semblable à ceux photographiés à Aibar, un mur appartenant visiblement à un bâtiment historique de cette bourgade médiévale perchée sur une colline. Les inscriptions ont été chaulées. Du coup, surgit le caractère sauvage de l’affichage d’Aibar. Olite est une autre bourgade de la province, ancien siège des rois de Navarre. Werner Cuvelier y photographie un objet énigmatique, la glacière de l’ancien palais royal. Ce troisième couple ne semble faire qu’une seule image, évoquant le sens caché des choses, ce que l’on voit sans savoir ce dont il s’agit.
Avec la réserve qu’on lui connait, dans le communiqué de presse qui annonce l’exposition de l’œuvre à la galerie l’A, Werner Cuvelier se contente d’indiquer que l’on pourra repérer ce qui fut raccordé, un cloître, une forteresse mauresque, une église romane, une arène délabrée,… comme si cet inventaire n’était finalement que mineur ou secondaire. Il n’en est évidemment rien. On scrutera chaque cliché, chaque relation posée au fil de l’itinéraire. Werner Cuvelier fait ici un usage conceptuel de la photographie, mais on considérera également chaque prise de vue pour sa valeur documentaire, témoignage d’une époque. On plongera dans chacune de ces associations : elles sont à la fois rencontres plastiques et formelles, elles dressent un inventaire monumental, archéologique, paysager choisi. Elles dialoguent entre elles de diverses manières : la glacière royale d’Olite et les pavages de galets du cloitre de l’abbaye Santa Maria la Real de la Oliva à Carcastillo, ce même pavage et le sol de terre battue des anciennes arènes du Prado à Tarazona, étonnant complexe architectural transformé en logements dès 1870. On accède à l’intérieur de ces arènes par quatre portes, les mêmes utilisés par les cuadrillas et le public les jours de corrida. Voici, dès la relation suivante, ces portes associées au monumental portail roman du monastère de Veruela, premier monastère cistercien d’Aragon, érigé sur le Moncayo. Werner Cuvelier l’associe à la forteresse de Mesones de Isuela, dès l’étape suivante, une forteresse qui domine la plaine, un paysage spectaculaire des environs de Calatayud et de ses vignobles. Il s’attarde devant quelques culs de lampes grotesques à Riba de Saelices dans le Guadalajara, face à de grandes jarres de terre cuite à Lupiana, il photographie une inscription épigraphique à Pastranada, les ruines d’une tour fortifiée à Uclès, une balustre surmontée d’une boule de pierre du château de Belmonte, ce château qui inspira Cervantès. Pas étonnant dès lors d’associer cette sphère minérale aux moulins de Campo de Criptana, petite ville de la Mancha, d’origine musulmane, où Don Quichotte rencontra les moulins à vent. Les relations ne sont pas qu’architecturales ou paysagères, elles sont aussi littéraires. Werner Cuvelier traversera l’Andalousie d’une traite ou presque. Il s’arrêtera à Baeza non loin de Jaén et y photographiera le bossage d’un anneau d’attache. Dernière prise de vue : les maisons basses, cubiques et blanches, architecture arabo-andalouse, du village de La Isleta del Moro. Ce sont les mêmes maisons que l’on retrouve à Las Negras, village tout proche, où Werner Cuvelier réside durant la période d’été. Ces maisons, il les dessinera au fil de plusieurs Tekenboeken, datés de la fin des années 70 et du début des années 80. Un paysage côtier, des maisons cubiques, des formes géométriques inscrites dans le paysage : avec Werner Cuvelier, il faut toujours s’y reprendre à deux fois avant de définir ce que l’on voit…
Connexions, relations… Il est clair que les travaux de Werner Cuvelier sont à mettre… en relation avec l’attitude prospective et les activités du groupe CAP fondé en 1972 par Jacques Lennep, cet art relationnel tel que définit par CAP, empreint de structuralisme, de sémiotique, un champ impliquant participation et interaction, s’appuyant sur cette affirmation : toute perception implique des connexions et relations. C’est l’identification du réel par le moi qui le fait exister, par le truchement de la mise en relation, écrit Sébastien Biset.[6] Werner Cuvelier témoigne au fil de ses travaux d’une même approche systémique, favorisant l’émergence de l’idée relationnelle, au croisement des notions d’interdisciplinarité, d’environnement, de structure, de système ou de communication.
[1] SP XVII. Note dans le Tekenboek I
[2] Exposition individuelle Werner Cuvelier, Connexions – F 1975, Elsa von Honolulu Loringhoven galerie. 7-28 février 1976. Texte d’introduction Jan Vercruysse. Communiqué de presse : archives de l’artiste
[3] – Exposition personnelle, Werner Cuvelier, Connexions & Relaciones, galerie l’A, Liège 12 – 30 juin 1980. Communiqué de presse : archives de l’artiste.
[4] Charles Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », dans Œuvres complètes, éd. Y. G. Le Dantec et Claude Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, p. 1163.
[5] January 5-31, 1969, New York, Seth Siegelaub, 1969.
[6] Sébastien Biset, Le paradigme relationnel, aspects fondamentaux des arts relationnels (1952-2012), dans Koregos, revue et encyclopédie multimédia des arts.
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