C’est l’image de l’obélisque volé, transporté vers d’autres lieux. Plus sa hauteur diminue, plus il penche vers le déséquilibre. La peinture des murs existait déjà en couches transparentes, successives et hésitantes. L’obélisque, construit en fils verts tendus contre le mur et en fils noirs pour les écarts, est présenté en trois stations. La modélisation de La chambre de l’ouest (1985) au moyen de tels fils est à l’origine du travail.
Vacillement
Dans le syllabus que Jacqueline Mesmaeker réalisa pour son cours donné à La Cambre intitulé Théorie et pratique du dessin – Morphologie, elle reproduisait, parmi d’autres oeuvres et documents, la photographie bien connue de Barnett Newman où l’artiste expressionniste abstrait américain se tenait debout, présentant à l’objectif photographique une toile encore vierge de dimension importante. Jacqueline Mesmaeker reprenait également la légende du catalogue d’où était extraite cette photographie, donnant voix au geste et à la parole absente de Barnett Newman : «Barnett Newman. Le dessin est déterminé par les limites du rectangle peint ». Comme on le sait, le dessin a joué une fonction inaugurale chez Barnett Newman. La fameuse peinture Onement I de 1948 fut précédée par la réalisation de différents dessins où il expérimenta l’usage du retrait de la bande adhésive (qui allaient rapidement définir ses Zip Paintings), opération qui conduira à une expérimentation non moins essentielle, imprégnée qu’elle fut d’une résonnance spirituelle tirée en partie du Talmud : celle d’un lieu ne se donnant jamais comme un donné stable et indivisible (soit comme une entité géométrique dont les limites seraient à tous instants constantes) mais bien comme une entité dialectique et en soi mouvante. Ainsi que Jacqueline Mesmaeker l’écrit dans une lettre qu’elle adressa à Lynda Morris, au sujet de Who is afraid of Red Blue and Yellow que l’artiste découvre au Stedelijk Museum d’Amsterdam en 1977 : « Je compris que ce «tableau » était un lieu et que plus on s’en approchait, plus cet espace se refermait autour de vous en cylindre – quelques pas de recul et il s’étalait jusqu’aux vibrations limites de jaune et de bleu : ce vert qui n’était pas et qui scintillait par les données des lois physiques. Nous nous trouvions là réellement devant la puissance du Color Field. »
En 1986, Jacqueline Mesmaeker, à l’occasion de l’exposition Initiatief d’Amis organisée par différents artistes au Vooruit de Gand, réalisa une intervention visant à faire vaciller le lieu. Réalisée au moyen de fils de géomètre projetant une couleur soit verte soit noire sur les murs délavés d’une salle d’une hauteur importante (où persistaient les couches de couleurs blanche, verte et ocre), l’oeuvre consiste en la répétition et la déformation de trois obélisques dont les dimensions sont dégressives. La hauteur ainsi que les proportions de ces vues en perspective simplifiée du monument sont pour chacune d’entre elles modifiées : plus la taille de l’obélisque diminue, plus ses proportions tendent à s’élargir, à se pencher jusqu’à être portées à un point de déséquilibre. À l’instar de certaines interventions contextuelles d’artistes post minimalistes interrogeant notre perception de l’espace (où à Sol Lewitt nous pourrions rajouter les travaux de l’artiste néerlandais Jan Dibbets), Vacillement tend à inquiéter notre appréhension de l’espace. Jacqueline Mesmaeker soumet en effet au vacillement une forme et un monument qui symbolisent dans l’imaginaire collectif la stabilité spatiale et la persistance temporelle : fiché dans le sol et dressé inébranlablement vers le ciel, l’obélisque se manifeste comme une entité stable dans l’espace, mais également comme un monument qui parvient à maintenir sa station malgré le temps et les risques de déchéance.
Cette lecture prend également en épaisseur lorsque l’on prend en considération le «patron » ou le schéma initial de cette intervention (son dessin matrice) : l’esquisse de La Chambre de l’Ouest, du nom de l’œuvre réalisée une année auparavant, en 1985, consistant en une tente dont l’ouverture était orientée vers l’ouest et dont l’extérieur était réalisé au moyen de tissus rouges damassés. À l’idée d’obélisque comme monument érigé et clos sur lui-même, en soi impénétrable, s’adjoint l’idée d’un lieu pénétrable, soulignée par la finesse des tracés de Vacillement et leur transparence par rapport aux murs. Jacqueline Mesmaeker écrit ainsi : « Les couches peintes de cette chambre très étroite et haute ne pouvaient être recouvertes d’un élément opaque quel qu’il soit ; la peinture existait en couches transparentes, successives et hésitantes ». Jaqueline Mesmaeker utilise dans ce court texte, pour décrire le lieu de son intervention, non pas le terme de salle (qui se référerait au lieu de manière neutre), mais bien celui de chambre, sorte de reste de cette intervention antérieure ici monumentalisée dont elle aurait incidemment gardé le nom afin de souligner sa valeur d’usage, celle où le spectateur se trouve invité à prendre possession du lieu et non d’y rester à distance. Ce n’est plus uniquement l’image d’un obélisque qui se trouve ici déformé, porté en situation de déséquilibre à trois reprises, mais également l’image du lieu dans lequel le spectateur se situe, chacun de ces trois obélisques étant dès lors trois états distincts de déformation de l’espace, de cette chambre où le spectateur se déplace.
La lecture qui peut être faite de cette oeuvre ne s’arrête pas là. Conjointement à la notion de déséquilibre, l’oeuvre parle également de pouvoir et de déplacement. Jaqueline Mesmaeker écrit ainsi, dans ce même court texte : « Vacillement est l’image de l’obélisque volé, transporté vers d’autres lieux ». Au déplacement de l’obélisque de Louxor sur la Place de la Condorde à Paris, symbolisant un pouvoir lui-même mouvant au gré des régimes, Jacqueline Mesmaeker aurait répondu, non sans une douce ironie, par un second déplacement, doublé par l’évocation en trois stations de sa possible mise à bas.
Vacillement n’est également pas la seule oeuvre où Jacqueline Mesmaeker est intervenue graphiquement dans un lieu afin de perturber notre appréhension de l’espace. Ainsi en 2001, au Klein Kunstcentrum van het Zoniënwoud à Groenendaal, elle emploie les mêmes fils d’architectes afin de dessiner sur le mur non plus l’image d’un objet déplacé mais bien celle d’un élément architectonique, en l’occurrence la cheminée d’une des pièces dont elle projette l’image sur le mur au moyen d’un tracé se calquant sur la pente du terrain et non sur l’horizontalité construite du sol. L’opération qui apparaît comme étant similaire à celle de Vacillement ne l’est qu’en partie, en ce qu’elle joue ici sur les contraintes du lieu en déplaçant les valeurs de référence. Le geste de Jacqueline Mesmaeker s’apparente en effet davantage à une volonté de faire se rencontrer avec l’image d’un élément architectonique interne au lieu (une cheminée respectant les principes de constructions régis par les lois de la gravité) par rapport à une donnée située à l’extérieur et au-dessous de celui-ci (la pente naturelle du sol courant sous la maison, suivant sa propre inclinaison). L’effet de perturbation spatiale produit tire son origine de l’incohérence et du hiatus entre ces deux valeurs de référence définissant le lieu (construction artificielle et pente naturelle) et non du déplacement, et de la déformation, d’un objet extérieur à celui-ci. (…) Raphael Pirenne, dans « Jacqueline Mesmaeker, Oeuvres 1975-2011, aux Editions (SIC) & couper ou pas couper, sous la direction de Olivier Mignon.
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