Archives mensuelles : septembre 2020

Maen Florin, Playing at being human, Sint-Janskerk, Malines – Mechelen (5)

Maen Florin, Black Beard 2018, h.108 cm, céramique. Photo : Steven Decroos

Maen Florin expose trois de ses Big Heads, en l’église Saint – Jean, Sint Janskerk, à la fois dédicacée au Baptiste et à l’Evangéliste, ces deux figures qui entoure l’avant – j’allais écrire l’Avent – et l’après christique. On se souviendra bien sûr du martyre de Jean le Baptiste, de sa tête réclamée par Hériodade et de la danse lascive de sa fille Salomé devant le roi Hérode. «Demande moi ce que tu veux, je te le donnerai » déclara Hérode, subjugué, à Salomé. Celle-ci demanda la tête du Baptiste afin de l’offrir, sur un plateau, à sa mère. Sur un plateau, Maen Florin, nous offrit également ses Big Heads, durant l’été 2018, dans l’écrin du parc Ter Beuken à Lokeren, de grands disques de béton qui ne pouvaient qu’évoquer cette thématique récurrente dans l’histoire de l’art, celle de la décollation. Décollées, les sculptures de Maen Florin le sont pour la plupart. A Malines, aux trois grandes têtes posées à même le sol de l’église, elle en ajoute une autre plus petite, couchée, et qui semble profiter d’un sommeil, peut-être éternel, délicatement déposée sur les bancs des marguilliers en bois sculpté, où prenaient place les riches bienfaiteurs de la paroisse. Je repense à cette autre tête couchée, déposée au musée. Pas de sang, pas de violence, son cou est orné d’une couronne de fleurs.

« La mort de Jean-Baptiste, écrit Julia Kristeva, est le thème par excellence sur lequel devait se bâtir cette figurabilité qui spécifie le destin de l’Occident, parce qu’elle concilie l’incision et la perspective, le sacrifice et la résurrection : sa figure nous apparaît désormais comme la figure de la Figure ». Dans « Visions Capitales » Kristeva évoque un splendide dessin d’Andrea Solario, « amoureux d’un saint plus endormi que torturé, savourant déjà le paradis, à moins que ce ne soit la danse que lui prépare Salomé ». L’autrice voit en cette œuvre du maître italien comme le nœud inaugural de la figuration moderne : « Il condense la logique de la Figure en tant que manière de voir, attitude de représentation. (…) A partir de là, nous devons nous préparer à vivre la figure dans sa coupe et dans son volume, dans son tranchant et dans sa danse ». Les termes utilisés sont là sans ambiguïté.

Figure. A propos de Maen Florin, le terme me semble capital. Le sens courant de figura, « forme plastique », provient de la racine fingere (modeler), fingulus (le potier), fictor (modeleur), effigies (portrait). La littérature latine amplifiera le terme : figura pour apparence extérieure, contour, plus abstraitement, forme grammaticale, forme plastique, forme géométrique, figure rhétorique. Les Pères de l’Eglise, Saint Augustin en tête, donneront à la figure le sens de « prophétie en acte », en fait ce qui pré – figure…, accentuant l’importance de l’action corporelle de l’être réel, abordant non seulement la forme mais aussi et surtout la substance. « Nous sommes loin de l’icône et de son économie d’incision, d’inscription du vide dans une image à ressemblance relative. La Figure, écrit encore Kristeva, cherche des ressemblances dans la durée de l’histoire humaine, elle les force même, pour en laisser ouverte la promesse, la prophétie, l’action toujours à venir ».

Assurément, Maen Florin sculpte des Têtes, celles que l’on peut perdre, elle les modèle, au plein sens du terme. Mais surtout elle sculpte des figures, pas uniquement des caractères, mais ce qui fondamentalement, substantiellement, incarne l’humanité, capable – même – de toute inhumanité.

Maen Florin, Whitewashed 2018, h.85 cm, céramique. Photo : Steven Decroos
Maen Florin, Lying head I 2020, h.35 cm x l.45 cm, céramique. Photo : Steven Decroos
Main Florin, Soutine 2018, h.104 cm, céramique. Photo : Steven Decroos
Maen Florin, Red Hair, 2018, h.109 cm, céramique. Photo : Steven Decroos

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Benjamin Monti invité au Paradis perdu, musée des Beaux-Arts de Tournai

« PARADI PERDU »
Autour de l’œuvre « Arbres à Montmajour » de Vincent Van Gogh
Artiste invité : Benjamin Monti

« Van Gogh n’embellit pas la vie, il en fait une autre, purement et simplement une autre. »
(Antonin Artaud)

« (…) je rentre d’une journée à Montmajour (…) Si c’eût été plus grand cela eut fait penser au Paradou de Zola, de grands roseaux, de la vigne, du lierre, des figuiers, des oliviers, des grenadiers aux fleurs grasses du plus vif orangé, des cyprès centenaires, des frênes et des saules, des chênes de roche (…) j’en ai encore rapporté un grand dessin. » (Vincent Van Gogh, lettre à son frère Théo, juillet 1888)

Cette exposition est conçue autour de l’œuvre « Arbres à Montmajour  » de Vincent Van Gogh. L’une des œuvres phares de la riche collection du musée des beaux-Arts de Tournai et l’un des rares dessins grand format de Vincent Van Gogh conservés en Belgique. Du Paradou d’Emile Zola à l’atmosphère exotique et joyeuse des estampes japonaises, elle développe les influences par lesquelles le grand artiste hollandais parvient, dans une continuité entre l’homme et son environnement, à donner une « idée vraie de la simplicité de la nature ».

Juillet 1888, il faut imaginer Van Gogh, homme du Nord, découvrant dans le Midi ce paradis de lumière qu’il a tant fantasmé. C’est dans la campagne de la ville provençale d’Arles, parmi les arbres eux-mêmes, que l’artiste, alors en pleine maîtrise de son art, déploie sur la surface du papier un réseau infini de petites hachures rythmant la composition et restituant sa vision personnelle d’une nature sauvage et inviolée. Saisi par les effluves des éléments naturels qui l’entourent, Van Gogh figure le déchaînement du mistral qui fait trembler les pins, les terrains qui ondulent comme des vagues, les perspectives qui s’enfuient vers l’horizon. Cette nature emportée dans un tourbillonnement général, sorte de préfiguration aux vastes spirales de ses célèbres Nuit étoilée, est aussi l’expression des tourments et du drame intérieur du peintre qui ne cessera à travers son art de rechercher un équilibre fondamental et originel : ce paradis perdu.

A partir de cette œuvre d’une exceptionnelle spontanéité, considérée par les spécialistes comme l’un des sommets de l’œuvre dessinée de Van Gogh, l’exposition aborde l’expérience sensitive et sensuelle du monde que les artistes, à travers leurs œuvres, partagent avec le regarder. Paradis, cabinet des merveilles, jardin d’Eden ou des délices, … Des paysages furtifs ou impressionnistes à la vision sociale du monde agricole en passant par la botanique, l’exposition propose un aperçu original de la nature comme espace vital de l’être humain. Mêlant les genres et les époques, elle est une occasion nouvelle de redécouvrir des aspects méconnus de la collection du musée de Tournai.

  • Exposition du 03/10/2020 au 17/01/2021. Réservation obligatoire.
  • Musée des Beaux-Arts (rue de l’Enclos Saint-Martin 3 – 7500 Tournai)
  • Entrée gratuite au musée à l’occasion de l’Art dans la Ville (du 03/10 au 25/10/2020)

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Maen Florin, Playing at being human, Hof Van Busleyden, Mechelen (4)

Maen Florin, Dreaded, 2008, h.90 cm, Caoutchouc, époxy, polyester, textile. Photo : Steven Decroos

Au Musée Hof van Busleyden, Maen Florin répond à la singularité des collections permanentes en exhumant de leurs boîtes à malice quelques sculptures plus anciennes.

Le musée est réputé pour ses Poupées de Malines bien sûr, produites à partir du milieu du 15e siècle jusqu’au milieu du 16e siècle. Leurs traits de visages sont aisément reconnaissables : un visage rond, un front élevé, de fines lèvres pincées et de grands yeux. Destinées à la dévotion privée, leur succès fut considérable. Magellan, dit-on, en emporta l’une d’elle dans son périple autour du monde. Tout aussi caractéristiques sont ces petits autels domestiques en albâtre, extrêmement populaires entre 1550 et 1560. C’est une autre marque de fabrique du patrimoine malinois. Tout, ici est empreint de spiritualité, candide et domestique dans le cas des Poupées, plus dramatique dans le cas des albâtres. Oui, mais voilà, c’était sans compter sur l’intervention de Maen Florin qui amène dans ses cartons une petite classe quelques peu dissipée, indisciplinée même, bousculant l’ordre établi. L’un d’eux, plus potache que les autres, se permet même de s’asseoir parmi les calvaires et autels sacrés, déclarant que, lui, il revient d’Hollywood. A première vue, tous et toutes semblent innocents, enfantins ; à bien les considérer ils sont habités d’étrangeté, de celle qui suscite peurs et frayeurs dans les contes de l’enfance. « Ce sont les icônes de nos obsessions philosophiques et psychologiques, écrit Stefan Hertmans, et c’est précisément pour cette raison qu’ils continuent de nous fasciner et de nous attirer. Cette rencontre entre attirance et répulsion est typique de tout ce qui nous frappe comme extérieur – comme figurant l’Altérité, l’inconnu. Ce qui nous est étranger dans le conte d’épouvante, et qui précisément pour cela nous attire, présente une certaine parenté avec l’ambiguïté du sublime kantien : peur et sublime s’entrelacent de manière étrange ».

Maen Florin, I have been in Hollywood, 2014. époxy, polyester, textile, bois, cheveux artificiels. Photo : Steven Decroos
Maen Florin, Fool with bird 2012, h.102 cm, Polyester, textile, oiseau de paradis, peinture – Armed 2007, h.100 cm, caoutchouc, polyester, textile, chaussures, bouchon en plastique- Tied up, 2012-2013, h.81 cm, caoutchouc, polyester, textile, fil de fer.Photo : Steven Decroos
Maen Florin, Memento, 2014, l.67 cm, Poleyster, mousse, textile. Photo : Steven Decroos

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Maen Florin, Playing at being human, Hof Van Busleyden, Mechelen (3)

Maen Florin, . On the Wall  2019-2020, h.100 cm, Céramique, polyester, textiles, bois, polyuréthane. Photo : Steven Decroos
Maen Florin, . On the Wall  2019-2020, h.100 cm, Céramique, polyester, textiles, bois, polyuréthane. Photo : Steven Decroos
Maen Florin, Remade II, 2015, h.108 cm céramique, polyester, polyuréthane, caoutchouc, métal. Photo : Steven Decroos

Ces deux-là se sont approché des Besloten Hofjes du musée, l’un semble pénitent, l’autre puni ou repentant. Les Jardins clos sont des assemblages en trois dimensions, petits retables sculptés et protégés par des panneaux peints. Fabriqués dans les années 1500 – 1550, ils représentent généralement un jardin paradisiaque. L’Hortus Conclusus est un thème iconographique et littéraire de l’art religieux européen, principalement dans les domaines de la poésie mystique et de la représentation mariale. « Ma sœur et fiancée est un jardin enclos ; le jardin enclos est une source fermée », lit-on dans le Cantique des Cantiques. A Malines, ces Jardins Clos sont assemblés par et pour les sœurs hospitalières qui s’en servent comme objet de méditation. Une source fermée, un jardin clos, un jardin secret : cela sied aux sculptures de Maen Florin plongées dans leur for intérieur idiosyncratique.

Maen Florin, Wrongface, 2013, h.96 cm, Polyester, textile, broderie, cheveux. Photo : Steven Decroos

Polyphonie. Wrongface côtoie Le Livre de Chœur malinois, un des manuscrits de musique du seizième siècle les plus beaux et les mieux conservés. Il a vraisemblablement été réalisé entre 1508 et 1519 dans l’atelier malinois de Pierre Alamire (vers 1470-1536), un copiste, chanteur, musicien, compositeur et marchand qui œuvra pour la Cour burgundo-habsbourgeois, comme l’atteste la miniature d’ouverture.

Maen Florin, Head with pink flowers of Flowered, 2017, h.26,5 x l 39 cm, céramique, textile, fleurs artificielles. Photo : Steven Decroos

De l’Humanisme. Maen Florin a déposé Head with pink flowers dans la salle du musée réservée à la Découverte et la Connaissance. Couché sur une vitrine, se confondant avec les couleurs d’une tapisserie ancienne, il semble s’élever, fleuri et le regard perdu ou éperdu, au dessus de ces anciens et premiers livres imprimés.

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Maen Florin, Playing at being human, Hof Van Busleyden, Mechelen (2)

Maen Florin, Blue and blind, céramique, 2020. Photo Steven Decroos

Histrion. Nom masculin, substantif masculin. Acteur antique qui jouait des farces grossières, avec accompagnement de flûte. Littéraire, charlatan ridicule : Un histrion politique. Histrion désigne, dans le domaine du théâtre de l’Antiquité romaine, un acteur comique, un comédien qui jouait des farces. Synonymes : acteur, comédien, bouffon. Histrion désigne, par extension, un mauvais comédien, un cabotin. Du latin histrio («acteur »). (Par extension) Personnage qui se donne en spectacle en usant d’effets outranciers. Synonyme : Pitre. Dérivés : Histrionage, histrionique, histrionisme, histrionner. Bâteleur, baladin, joueur de farces. Comédien et en particulier pantomime. XVIe siècle. Emprunté au latin, mime, comédien, fanfaron, faiseur d’embarras. On rencontre parfois le féminin Histrionne. Autres synonymes : turlupin, plaisantin, pantin, polichinelle. Un bouffon grotesque dont les saltations, les pantomimes lascives et les spectacles licencieux dérèglent les sens des spectateurs. Trouble de la personnalité histrionique caractérisé par un motif omniprésent d’émotivité excessive et de recherche d’attention. Trouble somatoforme qui affecte la pensée, la perception et le rapport aux autres d’une personne.

Maen Florin, Histrionis, 2020 Photo Steven Decroos

En regardant un portrait de Rembrandt ou une sculpture de Rodin, nous avons l’impression que les figures que nous voyons sont réellement face à nous. Les têtes sculptées par Maen Florin provoquent un même ressenti de présence intense. Bien qu’elles soient généralement réalisées à partir d’images de personnes connues ou inconnues, il ne s’agit jamais vraiment de portraits. Pourtant ces têtes ne tardent pas à être animées d’une vie propre. Maen Florin cherche à aller bien plus loin que la simple représentation d’un personnage. Elle part en quête de sa psyché intérieure, elle s’identifie à ses sentiments et ses pensées, elle veut dévoiler les mouvements de son âme et mettre à nu ses ressorts les plus profonds. La façon dont elle rehausse les têtes de glaçure rend leur physionomie plus expressive. Les torses maigres et nus des bustes accentuent encore cette expressivité. (…)

En circulant parmi ces têtes, nous nous mouvons entre des sensations de peur, de jouissance, de détermination, de tristesse, de compassion, de béatitude, de désarroi, de fierté, d’oppression, de désespoir, de résignation, de désillusion, de douleur, de doute, de désir impatient. Nous circulons aussi entre les différentes races et typologies humaines, chacune avec ses particularités physiques. Il est fascinant de constater comment Maen Florin parvient à exprimer, à la fois avec subtilité et avec prégnance, les émotions et le caractère de chaque tête. Elle nous donne à lire l’histoire qu’elle a inventée pour chacune d’entre elles. Elle paraît vouloir comprendre et embrasser le monde entier. (Veerle Van Durme)

Maen Florin, Commedia 2017-2019, céramique
Maen Florin, Histrions 2020, céramique
Maen Florin, Histrions 2020, céramique
Maen Florin, Histrions 2020, céramique
Maen Florin, Histrions 2020, céramique
Maen Florin, Histrions 2020, céramique
Maen Florin, Histrions 2020, céramique
Maen Florin, Histrions 2020, céramique
Maen Florin, Commedia 2017-2019, céramique
Maen Florin, Commedia 2017-2019, céramique

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Un Automne à dess(e)ins, Brecht Koelman

Brecht Koelman, 2015.06.23, huile sur lin, 24 x 30 cm, 2015
Brecht Koelman, 2020-04-4, huile sur panneau, 20 x 25 cm, 2020
Brecht Koelman, 2020-08-4, huile sur lin, 20 x 25 cm, 2020
Brecht Koelman, 2020-08-5, huile sur lin, 20 x 25 cm, 2020
Brecht Koelman, 2020-06-18, huile sur lin, 24 x 30 cm, 2020

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Maen Florin, Playing at being human, Hof Van Busleyden, Mechelen (1)

Playing at being human, exposition monographique de Maen Florin à Malines – Mechelen se décline en trois lieux distincts. Au Garage, centre d’art contemporain, en l’église Saint Jean et à la Cour de Busleyden, ce magnifique  palais renaissant. Jérôme van Busleyden (vers 1470-1517) appartient à une riche et ancienne famille de Bauschleiden au Luxembourg. Il s’installe dans la capitale bourguignonne de Malines, où il devient membre du Grand Conseil en 1504. Il revêt aussi de hautes fonctions au sein de l’Eglise en divers endroits des Pays-Bas et de France. Emissaire de Charles Quint, il voyage en 1517 pour préparer l’ascension au trône du jeune souverain en Espagne, mais meurt d’une infection pulmonaire à Bordeaux. L’humaniste Erasme fonde avec l’argent que lui a légué Jérôme de Busleyden le Collège-des-Trois-Langues de Louvain, où même les moins fortunés peuvent apprendre le latin, le grec et l’hébreu, les trois langues dans laquelle est écrite et traduite la Bible.

Au Musée Hof Van Busleyden, les oeuvres de Maen Florin, intégrées dans les collections permanentes, entrent en dialogue avec le passé, et ne font plus qu’un avec l’environnement dans lequel elles sont exposées. En pleine résonance, multipliant les rapprochements formels, déclinant dès lors le langage plastique et visuel, thématiques, ou nous permettant de tisser des liens, d’enrichir le sens des unes et des autres.

Maen Florin On the Wall XIV,  2017, h.86 cm, céramique, polystyrène, métal, bois. Photo : Steven Decroos

Tel un quarante sixième édile, ce buste chevillé au mur, portant haute fraise piquée de grandes épingles dialogue silencieusement avec les quarante-cinq hommes du tableau voisin, tous vêtus de rouge écarlate. Ils constituent le Parlement de Malines, la plus haute autorité juridique des Pays-Bas. Cette Cérémonie d’ouverture, présidée par le duc de Bourgogne Charles le Téméraire qui créa ce Parlement, est attribuée à Jan Cossaert, artiste malinois qui la peignit, pense-t-on, en 1587

Maen Florin On the Wall XIV,  2017, h.86 cm, céramique, polystyrène, métal, bois. Photo : Steven Decroos

Les yeux clos, l’oreille attentive, peut-être est-il également et très secrètement à l’écoute du Jugement de Salomon, rapporté dans le Livre des Rois, et rendu, là, tout près de lui, au détour d’une cimaise. Le tableau est l’œuvre de Michel Coxcie, répondant à la commande des magistrats de Bruxelles.  Il était de coutume au seizième siècle d’accrocher des représentations du fameux jugement de Salomon dans les salles des tribunaux. Elles servaient aux juges d’exemple d’une sentence sage et ingénieuse qui débouche sur la vérité et la justice.

Maen Florin, Albino 2017 h.45,5 cm, céramique. Photo : Steven Decroos

Albino. Maen Florin pose son Albino non loin de cette tapisserie représentant un épisode de la Conquête de Tunis, menée par Charles Quint en 1535. Cette tapisserie appartient  à une série de douze ; c’est la plus coûteuse commande artistique passée par Charles Quint, affirmant haut et fort sa stature de grand défenseur de la Chrétienté.  Les cartons ont été conçus par Jan Cornelisz, Vermeyen et Pieter Coecke van Aelst, et les tapisseries ont été tissées dans l’atelier bruxellois de Willem de Pannemaker. Oui, les céramiques de Maen Florin  sont de différentes races et typologies humaines, chacune avec ses particularités physiques. L’albinisme est une maladie rare, néanmoins plus fréquente en Afrique que dans d’autres parties du monde. Du fait de leur apparence physique et de superstitions locales, les Albinos sont encore aujourd’hui persécutés dans certains pays d’Afrique subsaharienne, victimes de croyances archaïques. Ce rapprochement entre la sculpture de Maen Florin et cette tapisserie m’évoque la puissance des uns, la fragilité des autres, l’obscurantisme, la violence, les exactions menées au nom des croyances et religions. Je repense du coup à cette réflexion de Stefan Hertmans à propos des céramiques de  Maen Florin, citation que l’artiste a mis en exergue dans l’une de ses récentes publications : « Maen Florin nous prend en otage au moyen d’un raffinement psychologique, d’une impression de lucidité coupable. Pourtant son travail n’est jamais moralisateur : la morale entraîne toujours une simplification de la psyché. Maen Florin, en revanche, nous montre la complexité poétique de l’imagination aussi bien que de l’apparition troublante ».

Maen Florin On the Wall VII, 2016-2017, h.90,5 cm, céramique, polistyrene, carton, sangles d’arrimage, bois. Photo : Steven Decroos

Hertmans poursuit « C’est ce qui rend ses œuvres vulnérables et toutes-puissantes ; elles attirent notre regard, l’esquivent, provoque une interaction déstabilisante entre notre attention et leur apparition inattendue ». Le grand buste d’homme noir semble pourtant trouver une place naturelle auprès de cette ancienne mappemonde, tout proche à traverser le miroir vers d’autres antipodes. Cuirasse sanglée de conquistador, mais fragile comme un nid d’abeille, fraise démesurée telle celles qui finiront par faire l’objet de moqueries populaires, caricature burlesque de la richesse des Grands d’Espagne ; il est le maître et l’esclave à la fois.  Puis ce visage empreint de tous les voyages intérieurs. Jamais nous ne percerons les secrets de toute son expressivité. « La honte est exposée sans fioritures, écrit Veerle Van Duurne. La souffrance devient reconnaissable. Même lorsqu’un buste est plus « habillé », la composition comme le matériau renforcent l’éloquence de la ta tête ». Oui, mais, relisant l’histoire l’occidentale, qui donc éprouve ou devrait éprouver, ici, ce sentiment de honte ?

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Valérie Sonnier. L’Hôtel Badeschloss, fantôme de lui-même

Valérie Sonnier
Sans titre (de la série Badeschloss) 2015 – 2017
Crayon, crayons de couleur et cire sur papier, 33,5 x 41,5 cm

Bâti entre 1791 et 1794 d’après les plans de l’architecte salzbourgeois Wolgang Hagenauer, pour le compte du prince archevêque de Salzbourg Colloredo, l’hôtel Badeschloss, situé tout à côté de la cascade de Gastein à Bad Gastein n’est plus que le fantôme de lui-même lorsque Valérie Sonnier le découvre en 2015. Ce château des Bains de plan quadrangulaire, quatre étages et sept travées de style classique, a pourtant eu longtemps fière allure. Surélevé, on y accède par deux monumentales volées d’escaliers. Son élégant portail est bordé de pilastres aux décors serpentins conçus par l’architecte Anton Högl. Etablissement thermal dès 1807, reconstruit en partie en 1857, caserne à l’époque de la première guerre mondiale, ce petit palais redevient grand hôtel où se croisent élégantes et aristocrates dès le début des années 20. L’empereur allemand Guillaume Ier le fréquenta régulièrement pour une bénéfique et annuelle cure estivale. Élisabeth de Wittelsbach, mieux connue sous le nom Sissi, chère au cinéaste Ernst Marischka, séjourna également à Bad Gastein.

Ces figures impériales ne sont pas les seuls fantômes qui hantent cette station alpine que l’on a parfois surnommée la Monte Carle des Alpes. L’hôtel Badeschloss, le Grand Hôtel de l’Europe, colosse néo – renaissance de dix étages inauguré en 1909 qui rappelle inévitablement le Grand Hôtel Budapest du cinéaste Wes Anderson, la Villa Excelsior, l’Hôtel Straubinger sont encore hantés par bien des artistes et célébrités. Le philosophe Arthur Schopenhauer y a séjourné. Franz Schubert y compose sa Gasteiner Symphonie en 1825. Thomas Mann y écrit L’Elu, cette histoire d’une généalogie pervertie, avec secrets d’alcôves, scandales étouffés, transgressions de tous ordres et accumulations d’incestes. Sigmund Freud fut un invité régulier de l’hôtel Villa Excelsior entre 1916 et 1923. L’hôtel dispose encore aujourd’hui de sources d’eaux chaudes riches en radon qui semblent favoriser une vie sexuelle saine. En plus d’écrire et de profiter des eaux curatives, il semble que le Docteur Freud se soit enfermé dans la chambre 18 pour faire l’amour avec Minna Bernays, la jeune soeur de sa femme. Après l’Anschluss, Bad Gastein est devenu le nouveau spa de luxe des élites du troisième Reich. Joseph Goebbels venait y exfolier ses peaux mortes. Ses camarades nazis, alors qu’ils assistent à des représentations théâtrales, ont détruit les fresques dites dégénérées que Gustav Klimt avait peintes au Grand Hôtel de l’Europe. On raconte que la mère du cinéaste autrichien Michael Haneke, actrice respectée, enceinte en 1942, perdit les eaux alors qu’elle était en pleine représentation sur la scène du Grand Hôtel devant une suite de fonctionnaires et dignitaires nazis. Il fallut trouver d’urgence une voiture afin de traverser cette vallée des Alpes et rejoindre une maternité munichoise. Oui, bien que de nationalité autrichienne, Michael Haneke est en effet né à Münich.

Albert Einstein, Alfred Nobel, Franklin D. Roosevelt, Billy Wilder, tant d’autres, ont également séjourné dans la vallée de Bad Gastein. Il se murmure même que le pape Jean Paul II soit venu profiter incognito des magnifiques pistes de ski voisines.(1)

Oui, mais voilà, il n’y a pas de miracle. Aux grandeurs de quelques décennies féériques, effrénées ou décadentes succèdent de longues années de vicissitudes. Malgré quelques tentatives de relance, dont la construction d’un grand Centre de Conférence de style brutaliste imaginé à l’aube des années 70 par l’architecte salzbourgeois Gerhard Garstenauer, les bâtiments historiques de Bad Gastein se vident et sont bientôt abandonnés. C’est le cas de l’hôtel Badeschloss, laissé pour compte durant de nombreuses années, racheté en 1999 par un riche investisseur viennois, Franz Duval, qui met la main sur plusieurs bâtisses anciennes de la station alpine. Celui-ci promet d’investir mais rien ne change : Duval laisse l’hôtel se dégrader. Jusqu’à cette funeste date du 27 mars 2013. L’imposante charpente de l’hôtel s’embrase vers 5h30 du matin, l’incendie est ravageur. Dès l’après midi, la police confirme l’origine criminelle du sinistre. L’incendiaire a voulu mettre le feu dans le hall d’entrée, mais il a échoué. Puis il a bouté le feu à quelques vieux draps de lit qu’il a trouvé sous les combles et la charpente s’est embrasée. Le porte-parole des autorités ne s’étonne même pas : de nombreuses vitres du bâtiment sont brisées depuis longtemps : on rentre dans l’hôtel comme dans un moulin.(2)

Deux ans plus tard, Valérie Sonnier a visité l’hôtel de la même manière, incognito, magnétisée sans aucun doute par tous ces fantômes qui errent depuis si longtemps dans la vallée, comme les fantômes familiers de l’enfance hantent la maison familiale de Versailles, ce petit Trianon provincial, comme celui de Jean Cocteau qui accompagne la Belle et la Bête au château de Raray près de Senlis. Cette visite initiatique l’amènera à revenir à diverses reprises à Bad Gastein afin de nous livrer des suites de dessins, de photographies et, enfin, un film super huit. Oui, les trois mediums sont définitivement et intrinsèquement liés dans la pratique de l’artiste, en rebonds, déplacements du plan fixe et de l’image en mouvement, mouvement cyclique des dessins tracés comme plans et cadres d’un synopsis, mouvances fantomatiques hantant les tirages noirs et blancs. Le film super huit mêle intérieurs et extérieurs, jour et nuit, la neige et l’eau noyant le feu, les lueurs et halos fugitifs. Parmi ces lueurs étranges, dansantes et incertaines, apparaissent les scintillantes pampilles de verre d’un lustre d’apparat. Sissi esquisse un pas de valse, le temps d’une image quasi subliminale. Les travellings sont lents, épousant les forêts, cascades et flancs de montagnes du parc national des Hohe Tauern; ils frôlent et glissent le long des façades de la bâtisse. Et le grain de la pellicule sert à merveille une sorte d’atemporalité, de suspension dans le temps et l’espace. Nous sommes entre chien et loup. Non pas que Valérie Sonnier ait privilégié ces moments où surgissent l’aube ou l’obscurité pour filmer, mais bien dans l’acception de l’expression, quand l’homme ne peut distinguer le chien du loup, le chien guide diurne et le loup, symbole de la nuit, des peurs et cauchemars qu’elle convoque et provoque.

Bon nombre de dessins sont comptables de l’incendie de la toiture, un embrasement que l’artiste réinvente, la survivance d’un moment, la survivance de l’image dans une énergie fluente. « Faire une image, c’est s’adresser à la perte de quelque chose », écrit Georges Didi-Huberman. Oui, au-delà de la perte d’une charpente, Valérie Sonnier a compris toute l’urgence de la survivance par l’image, de la survivance de l’image elle-même. Ses dessins témoignent ici d’une minutieuse énergie à fixer l’éphémère, tandis qu’évoquant l’incendie du bâtiment, elle convoque également l’imaginaire et l’anachronisme, une polyrythmie de l’image. Tout s’interpénètre, en effet, dans cette expérience mnémonique. Et l’on pourrait se demander si les fantômes eux-mêmes ne sont pas les seuls habiles –et habilités – à conserver cette mémoire, à l’unir à l’imaginaire. Ils sont gardiens oniriques, suaires d’inquiétudes, porteur visionnaires de l’imagination et de ce qui fait image. Ils ont la part belle dans la suite de photographies que Valérie Sonnier a produite. Renouant une fois encore avec l’expérience fondatrice de Jacques Henri Lartigue, ce cliché que le futur photographe prend en 1905 alors qu’il n’a que onze ans, Mon frère Zissou en fantôme, Villa Les Marronniers, Château Guyon, Valérie Sonnier témoigne de leurs immatérielles apparitions dans les couloirs de l’hôtel. Ils errent dans un hôtel fantomatique, ils hantent les images, ils font et sont l’image elle-même, ils en sont les intercesseurs, partagent une mémoire, qu’elle soit individuelle ou collective. Car les fantômes, je vous l’assure, sont aussi les gardiens des propensions hybrides, agitées, inspirées, inquiètes ou angoissées de tous les créateurs d’images.

Jean-Michel Botquin, 2020

1 Lire a ce sujet David Granda, Bad Gastein: así es ahora la ciudad balneario de Sissi, Freud y Einstein, Revista Condé Nast Traveler, janvier 2020

2 Divers articles de la presse régionale, dont Salzburg ORF.at. Ajoutons, pour être complet, qu’un groupe hôtelier munichois a racheté l’ancienne poste, l’hôtel Badeschloss et l’Hôtel Straubinger en novembre 2018 et développe un important projet hôtelier. Ouverture prévue en 2023.

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