Sur une table se trouve une impression, négligemment déroulée, d’une chromolithographie du peintre de marines allemand Carl Wilhelm Hugo Schnars-Alquist. Une marine sans bateaux – tout à fait exceptionnel au XIXe siècle. Reste à deviner la raison de leur absence. La chromo est accompagnée d’aquarelles et d’un extrait de texte tiré du recueil La Peinture hollandaise et autres écrits sur l’Art de Paul Claudel, qui accentue le caractère inquiétant de la mer déchaînée dans le tableau. « Deux autres salles s’organisent autour d’un élémént-clef de l’oeuvre de Mesmaeker : la mer, écrit Colette Dubois dans Flux News. Elles prolongent et enrichissent ainsi la très belle exposition Enkel Zicht Naar West, Naar Zee présentée au CC Strombeek il y a quelques mois. A côté de deux oeuvres qui réfèrent à une navigation vers l’infini – L’androgyne et Les Antipodes – et de délicats petits dessins, on découvre une des plus belles pièces de l’exposition titrée tout simplement La Mer. Cette association d’une chromolithographie maintenue par des petits blocs de marbre, d’un dessin, d’un texte et d’une gravure recèle toute la poésie du travail de l’artiste ».
Carnets de Bateaux
Ces 14 aquarelles de 1978 évoquent avec subtilité la mer et les petites embarcations qui incarnent tantôt la menace, tantôt la beauté.
1+2+3
1+2+3 est une esquisse à l’encre sur papier calque en trois parties. Jacqueline Mesmaeker y montre la mer comme un entrelacement de vagues, entre lesquelles naviguent des bateaux détachés, à peine visibles. Une allusion tragique aux migrants morts en mer.
L’installation L’Androgyne montre deux extraits d’une chromolithographie du peintre de marines Carl Wilhelm Hugo Schnars-Alquist, visible dans sa totalité dans la salle suivante. La faible réflexion lumineuse évoque deux situations : un avion en phase d’approche et un navire en détresse. Jacqueline Mesmaeker fait ainsi référence à la symbolique des quatre éléments de la nature, et place l’eau (féminin, yin) en face de l’air (masculin, yang). Le titre L’Androgyne accentue le lien et dépasse la dualité.
Marquant les images comme un lieu privilégié, des fléaux les précèdent, les pénètrent par le reflet des lampes dont ils sont pourvus à leurs extrémités. Principe du bateau-balance ou de l’avion en phase d’approche, précise l’artiste.
Dans différentes configurations, L’Androgyne a été exposé :
L’esprit de l’escalier 5 rue de l’Union, Bruxelles, 1986 Commissaire Guy Ledune / Arte in Situazione / Belgio / Situazione dell’arte Academia Belgica Romana, Rome, 1987 Commissaire Laurent Jacob /États Limites, Archives des Passions Espace 251 Nord, Liège, 1988 /Magritte en Compagnie. Du bon usage de l’irrévérence Le Botanique, Bruxelles 1997 Commissaire Michel Baudson / Uzès danse 2002 Hôtel des Consuls, Uzès, 2002 / OFF – Fiac 2014, galerie Nadja Vilenne, Paris / Mythologie du Naufrage, galerie Nadja Vilenne, Liège en 2015 / A Breathcrystal, Guest curated by Mihnea Mircan, Project Arts Centre, Dublin en 2015 / Werethings, galerie Plan B, Berlin, curated by Mihnea Mircan
Yang Tse Kiang
Yang-Tse-Kiang (« Rivière bleue ») est un collage de 2017 réalisé avec des coupures de papier bleues, jaunes et vertes qui se mélangent comme un delta. L’œuvre fait référence à la scène de Jean Gabin au comptoir dans le film Un Singe en Hiver (1962) d’Henri Verneuil dans lequel il décrit le Yang- Tse-Kiang : « Je ne vous apprendrai rien en vous rappelant que Wang-Hu veut dire fleuve jaune et Yang-Tse-King, fleuve bleu. Je ne sais pas si vous vous rendez compte de l’aspect grandiose du mélange ? Un fleuve vert ! Vert comme les forêts, comme l’espérance. (…) Attention aux roches ! Et surtout attention aux mirages ! Le Yang-Tsé-Kiang n’est pas un fleuve, c’est une avenue, une avenue de cinq mille kilomètres qui dégringole du Tibet pour finir dans la mer jaune… »
Les Antipodes
L’installation vidéo Antipodes représente l’océan Pacifique à l’aide d’une mer du Nord projetée à l’envers. Cette image est basée sur la réflexion suivante : si nous plantons une épingle à travers le globe terrestre à partir de la Belgique, elle ressort dans l’océan Pacifique. Le titre renvoie à nouveau à Lewis Carroll et fait directement référence au fait que dans le Grande-Bretagne du XIXe siècle, on désignait souvent les habitants d’Australie et de Nouvelle-Zélande sous le nom d’habitants des Antipodes.
Projection cinématographique très rapprochée et inversée : mer – ciel dans un petit tableau à fond bleu uni. Le Pacifique est représenté par la mer du Nord filmée à l’envers. Le mouvement des vagues est lui-même inversé.
«Down, down, down. Would the fall never come to an end! ‘I wonder how many miles I’ve fallen by this time?’ she said aloud. ‘I must be getting somewhere near the centre of the earth. Let me see: that would be four thousand miles down, I think—’ (for, you see, Alice had learnt several things of this sort in her lessons in the schoolroom, and though this was not a very good opportunity for showing off her knowledge, as there was no one to listen to her, still it was good practice to say it over) ‘—yes, that’s about the right dis- tance—but then I wonder what Latitude or Longitude I’ve got to?’ (Alice had no idea what Latitude was, or Longitude either, but thought they were nice grand words to say.) Presently she began again. ‘I wonder if I shall fall right through the earth! How funny it’ll seem to come out among the people that walk with their heads downward! The Antipathies, I think.». Lewis Caroll, Alice in wonderland
« Plus bas, encore plus bas, toujours plus bas. Est-ce que cette chute ne finirait jamais ? Je me demande com- bien de kilomètres j’ai pu parcourir ? dit-elle à haute voix. Je ne dois pas être bien loin du centre de la terre. Voyons : cela ferait une chute de six à sept mille kilomètres, du moins je le crois… (car, voyez-vous, Alice avait appris en classe pas mal de choses de ce genre, et, quoique le moment fût mal choisi pour faire parade de ses connaissances puisqu’il n’y avait personne pour l’écouter, c’était pourtant un bon exercice que de répéter tout cela)… Oui, cela doit être la distance exacte… mais, par exemple, je me demande à quelle latitude et à quelle longitude je me trouve ? (Alice n’avait pas la moindre idée de ce qu’était la latitude, pas plus d’ailleurs que la longitude, mais elle jugeait que c’étaient de très jolis mots, impressionnants à prononcer.) Bientôt, elle recommença : Je me demande si je vais traverser la terre d’un bout à l’autre ! Cela sera rude- ment drôle d’arriver au milieu de ces gens qui marchent la tête en bas ! On les appelle les Antipattes, je crois.» Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles
Créée en 1975, Portes roses, est une des premières œuvres de Jacqueline Mesmaeker. Il s’agit d’une série de 32 aquarelles présentées sous pochettes plastifiées. Un petit rectangle rose vif se transforme peu à peu, tant au niveau de la couleur que du format, en une surface pleine, invisible et incolore. Le texte continu, une citation tirée d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll (1895), illustre la fascination de Mesmaeker pour la littérature du XIXe siècle. « Il y avait des portes tout autour de la salle : ces portes étaient toutes fermées, et après avoir vainement tenté d’ouvrir celles du côté droit, puis celles du côté gauche, Alice se promena tristement au beau milieu de cette salle, se demandant comment elle en sortirait. Tout à coup, elle rencontra sur son passage une petite table à trois pieds, en verre massif, et rien dessus qu’une toute petite clef d’or. Alice pensa aussitôt que ce pouvait être celle de l’une des portes ; mais hélas ! soit que les serrures fussent trop grandes, soit que la clef fût trop petite, elle ne put toujours en ouvrir aucune. Cependant, ayant fait un second tour, elle aperçut un rideau placé très bas et qu’elle n’avait pas vu d’abord ; par- derrière se trouvait encore une petite porte haute d’à peu près quinze pouces ; elle essaya la petite clef d’or sur la serrure, et à sa grande joie, il se trouva qu’elle y allait à merveille. » Le temps et la lumière ont peu à peu fait pâlir et s’atténuer la couleur rose.
There were doors all round the hall, but they were all locked; and when Alice had been all the way down one side and up the other, trying every door, she walked sadly down the middle, wondering how she was ever to get out again. Suddenly she came upon a little three-legged table, all made of solid glass; there was nothing on it except a tiny golden key, and Alice’s first thought was that it might belong to one of the doors of the hall; but, alas! either the locks were too large, or the key was too small, but at any rate it would not open any of them. However, the second time round, she came upon a low curtain she had non noticed before, and behind it was a little door about fifteen inches high: she tried the little golden key in the lock, and to her great delight it fitted!
Lewis Carroll, Alice’s Adventures in Wonderland.
Il pleut
« Il pleut, il pleut, il pleut », lisons-nous sur du marbre belge. Cette phrase évoque la pièce de théâtre Il pleut dans ma maison (1958) de Paul Willems, romancier et dramaturge belge qui fut également secrétaire général du Palais des Beaux Arts de Bruxelles, l’actuel BOZAR. Depuis la fin du19e siècle, la famille Willems occupe le domaine de Missembourg, vieille bâtisse blanche entourée d’un jardin boisé impressionnant et jouxtant un étang qui disparaîtra dans les années 1930. Lieu d’une retraite intemporelle, voué à la magie poétique, ce domaine constitue une permanente source d’inspiration pour les œuvres du fils, comme de la mère, Marie Gevers. A Thierry Genicot, Paul Willems raconte qu’il se souvient d’une nuit de mars 1944 où un missile V1 est tombé tout près de la maison de Missembourg. Il était au lit avec sa femme et ils entendirent tout près une détonation incroyable. Ils entendirent le toit se soulever et retomber. Ils sont restés couchés. « C’était une de ces nuits tout à fait immobiles qui souvent annoncent le printemps.Le temps n’est pas encore doux mais il n’est plus froid. Il est agréable à sentir. Il n’est pas mauvais intérieurement. Il s’est mis à pleuvoir une longue pluie qui tombait lentement, lentement, lentement et qui formait comme une nappe. Les arbres aussi se taisaient c’est à dire qu’ils ne bougeaient pas dans le vent. Il n’y avait rien sauf de temps en temps des explosions au loin. Un moment donné nous avons entendu une goutte d’eau qui tombait sur le lit, et puis sur la cheminée et puis par terre.On entendait ces gouttes qui tombaient. Quand elles tombaient sur la cheminée qui était en marbre on entendait un son clair, quand c’était sur un tapis c’était un autre son, étouffé. Quand c’était sur le parquet c’était aussi différent, et sur le lit … Cela faisait comme une musique, une musique merveilleuse, émouvante et dont je suis encore ému. Je me suis dit: Si je parle de la guerre, je vais d’abord parler de cela . Alors j’ai fait Il pleut dans ma maison ».
Stèle en béton, l’œuvre perdue et égarée depuis 1993 – copie conforme à l’original – renaît à la vie. Les 4 images projetées sur le mur – aux dimensions identiques à celle de la Stèle de 1989 (165 x 29 cm, clin d’œil à la taille de l’artiste) ne sont pas basées sur une radio ou un photogramme. L’œuvre se déploie selon un traçage progressif et sériel de perception de fréquences (Mhz) via la méthode du radar à pénétration du sol, réalisé par le géologue Lucien Halleux. La beauté de l’abstraction symbolise l’apparition et la disparition d’un chandelier « éteint ». La Stèle lève le voile sur la perspective de l’artiste qui, avec un autoportrait de nature minimaliste, nous offre une autre vision de l’art, empreinte de poésie.
Le géoradar (Ground Penetrating Radar, GPR) est basé sur la réflexion d’ondes électromagnétiques au contact entre deux matériaux différents. La méthode est surtout mise en œuvre pour l’exploration du sous-sol, mais en augmentant la fréquence, elle permet également l’investigation non destructive de matériaux. Dans le secteur de la construction, elle est utilisée pour l’auscultation de bâtiments historiques, de monuments, de structures en béton, etc. La méthode est comparable à l’échographie médicale, mais avec un type d’onde tout à fait différent.
Les quatre faces de la stèle ont été investiguées au moyen d’une antenne dont le spectre de fréquence est compris entre 500MHz et 2000MHz. L’antenne est déplacée de haut en bas, avec enregistrement d’une trace radar tous les 3mm. Le signal émis et les réflexions sur les discontinuités internes sont représentés par une « section radar » au moyen d’une échelle de gris : plus la réflexion est intense, plus le rendu est foncé. Les quatre faces donnent des résultats similaires.
Certaines discontinuités se situent à distance constante de l’antenne, quelle que soit sa position sur la face : les barres d’armature verticales, les faces de la stèle. Elles sont rendues par les bandes foncées verticales qui dominent l’image brute. Ce sont les réflexions « statiques ».
Pour d’autres discontinuités, en particulier les quatre petites barres horizontales, la distance varie en fonction de la position de l’antenne. Elles provoquent des réflexions « dynamiques » caractérisées par des courbes, dénommées hyperboles de diffraction. Elles sont également bien visibles sur l’image brute.
Le chandelier constitue un réflecteur allongé et irrégulier. Les réflexions sont peu nettes, largement masquées par les précédentes. Seule une très légère perturbation est visible sur l’image brute.
Les trajets des signaux émis et réfléchis obéissent à des lois physiques bien établies, ce qui permet d’atténuer ou de renforcer certains types de réflecteurs. A ce traitement déterministe s’ajoute des aspects subjectifs : l’amplification et le choix de l’échelle de gris.
Une première étape consiste à atténuer les réflexions statiques qui sont intenses et masquent des réflexions locales plus faibles. Il s’agit du « Background Removal ». L’image obtenue montre très distinctement les quatre hyperboles de diffraction dues aux petites barres horizontales. La perturbation due au chandelier est devenue un peu plus visible.
Une deuxième étape est le filtrage fréquentiel. Certaines réflexions faibles apparaissent mieux dans l’une ou l’autre partie du spectre de fréquence. Dans le cas présent, la composante haute fréquence est a priori la plus intéressante. L’application d’un filtre passe- bande de 1300MHz à 2000MHz entraine une forte réduction d’amplitude car il y a peu d’énergie dans cette bande. Les quatre hyperboles restent visibles et une réflexion allongée, très ténue, apparaît à l’emplacement du chandelier.
La dernière étape est une amplification du type “Time Varying Gain (TVG)” qui permet de renforcer l’amplitude de la réflexion sur le chandelier.
La notion de résolution désigne le niveau de détail que l’on peut atteindre. Elle diffère de la simple détectabilité. Elle correspond à la demi-longueur d’onde du signal, environ 5 cm dans le cas présent.
Luc Halleux
Historique
STÈLE 29*29*165, 1989
Parallélépipède de béton vibré. Un chandelier y est inclus. La stèle est accompagnée de 5 gammagraphies réalisées par le département Énergie de Cockerill Sambre à Seraing. La hauteur de la stèle correspond à la taille de l’artiste.
Expositions personnelles :
Stèle, Galerie Guy Ledune, Bruxelles, 1990
Sculptures-Dessins, Galerie Camille Von Scholz, Bruxelles, 1993
Tempels Zuilen Sokkel, Cultuur Centrum De Werf, Alost, 1990
L’oeuvre originelle est perdue en 1993.
(…) Évoquant ses «Introductions roses», Jacqueline Mesmaeker se réfère à un autre de ses travaux, si semblable et si différent, ce chandelier invisible coulé dans un parallélépipède de béton, une œuvre réalisée en 1989. La stèle est à l’image d’un monument minimal ; son titre se réfère à ses dimensions : «s tèle 29 x 29 x 165» ; ses côtés mesurent en effet 29 centimètres, sa hauteur 165 cm, la taille de l’artiste. Cinq gammagraphies l’accompagnent ; celles-ci rendent visible ce qui désormais ne l’est plus, le chandelier enchâssé, coulé dans cette statue pilier. «L’œuvre, écrira Anaël Lejeune, montre (ce) qu’elle s’évertue à enfouir dans sa nuit». A ce titre, elle engendre du sens selon une logique purement visuelle. Ce qui est vu, ce qui ne l’est pas, ce que l’œuvre rend visible, ce que révèle l’œuvre, ce qui la révèle. «Les Introductions roses» renvoient à cette stèle en béton, écrit Jacqueline Mesmaeker, parce que cet ouvrage a été la source de tels problèmes de transport et d’entreposage que, tout naturellement, il ne pouvait engendrer qu’un parti pris opposé : un rejet de tout ce qui a du poids, qui est encombrant, qui est péremptoire».(…) (JMB a propos des Introductions roses, 2010)
Pierre Sterckx écrit à propos de l’oeuvre en 1991 :
L’on raconte, et c’est un fait véritable, que dans l’un des piliers du Brooklyn Bridge de New York, se trouve, se love, s’est pétrifié le corps d’un ouvrier tombé lors de la construction du pont new-yorkais. J’ai toujours été très émotionné par ce détail archéologique. Cela me renvoie à Pompéi. Mais ici, le corps de la victime ne sera jamais exhumé, statufié, exhibé, rendu positif par moulage. L’ouvrier, dont je ne connais pas le nom (mais est-ce que l’on a identifié les fellahs qui ont construit Kephren, Chéops et Mykérinos ?), restera à jamais anonyme et invisible. Il est là, c’est tout, comme un silex.
On sait qu’il est là. Enfin, je sais qu’il y gît. Les millions d’automobilistes, qui franchissent le pont depuis leurs résidences de Manhattan, et viceversa tous les soirs, et ainsi de suite, chaque jour et caetera toute l’année et pour des siècles, eux, ne le savent pas. Cet ouvrier n’a pas de stèle, collée au-dessus de la route, qui proclamerait quotidiennement son nom et son prénom. Il est le summum de la présence : celle de l’invisible.
L’ouvrier coulé dans le béton, bouchardé comme un gros caillou dans le flux du ciment, ne sera jamais connu. Et même si on leur disait : « Vous savez, il y a un homme mort, là, dans le pilier qui soutient le tablier pontuaire [sic] sur lequel passe, chaque jour, votre Ford », comment voulez-vous qu’ils y pensent chaque jour, dans l’embouteillage urbain dont ils souffrent ? Ils s’en foutent, voilà tout.
Si je raconte tout cela, c’est parce que Jacqueline Mesmaeker a décidé de couler dans le ciment un candélabre, et que la flamme d’une bougie est le signe le plus sûr et le plus évident de l’individualité consciente. Elle a coulé dans le pilier d’une église le cierge de l’individualité anonyme et tragique. Elle a caché l’ouvrier de la conscience, le sujet éclairant.
Elle ne s’est pas trompée d’image. L’important, comme disait Magritte, à l’écoute de Chirico, ce n’est pas le « comment » de la peinture, mais la question de « que » peindre. Un candélabre noyé dans un pilier d’église, voilà qui est obscurément évident. Jamais on ne le verra. Il n’éclairera rien au moyen de sa solitude brillante. Rien. Silence. L’art est mort. Il est impossible d’en témoigner. Et la subjectivation, l’individu moderne, l’ouvrier martyr, se sont coulés avec lui dans le ciment industriel, pour que passe le trafic, pour que roule le transit. Coulés, noyés, comme des victimes de la mafia.
Mais non, pas du tout, cela n’est point le dernier mot. Face au bloc muet où se tait le candélabre, désormais invisible, Jacqueline Mesmaeker expose la radiographie de ce travail. Et voici que le filigrane du candélabre réapparaît, transvertébrant le bloc de béton, affirmant par transparence une présence de l’être que lui refuse désormais l’évidence du paraître.
Les rayons X, c’est le spectre des êtres et des choses, leur désormais seule visibilité, le bloc de ciment, c’est leur apparence, à jamais, peut-être, probablement, totalement murée dans le bloc de l’impossible. La beauté de ce travail étant de les avoir placés en face-à-face, sans aucune chance de dialogue médiatisant. Spectre lumineux contre mastaba clos, à nous d’illuminer la chandelle. Ô flamme lyrique et critique, tu illumines la voûte d’une église de jadis.
En 1989, lors de l’exposition ‘Ontbegrensd Beeld’ dans l’Augustijnenkerk à Maastricht, on pouvait voir un parallélépipède de béton dressé au pied de la chaire de vérité. L’artiste nous décrit cette oeuvre : « Une colonne en béton vibré pesant 300kg. Elle contenait un flambeau à 5 branches, qui, enfoui dans la masse devenait invisible. Quatre angles creusés dans le béton encore frais en indiquent l’emplacement. Nul ne pouvait se douter que cette masse renfermait un objet. Et c’est par l’intermédiaire d’une gammagraphie réalisée par le secteur Energie de Cockerill Sambre, que l’objet devenait tangible. ». Le volume de béton a disparu, perdu lors d’un transport. Il en reste les gammagraphies et un photogramme réalisé à la lumière d’une bougie mais, refusant qu’on puisse le voir, l’artiste l’a emballé ou embaumé dans un tissu noir (tout comme elle avait emballé ou embaumé le candélabre dans le béton).
Comme les photographies de l’époque nous la montrent, la pièce entretient une relation directe avec l’art minimaliste américain du début des années 1960 : un volume pur, simple qui ne représente que lui-même. Mais déjà chez les minimalistes, la relation au corps et à son échelle est une dimension bien présente (même si certains d’entre eux s’en défendent). L’exemple le plus éclairant à cet égard est sans doute la performance de Robert Morris de 1961. Un rideau de scène s’ouvrait sur une colonne dressée. Rien ne se passait pendant trois minutes et demie et, soudain, la colonne tombait. Trois minutes et demie se passaient à nouveau et le rideau se refermait. Une colonne de bois et sept minutes résumaient une vie d’homme.
La stèle se dressait au milieu des visiteurs des expositions, une colonne donc une statue, dont la stature était la taille de l’artiste. ‘Statue’ et ‘stature’, les termes sont proches et ils contiennent l’idée d’établir, de dresser, de maintenir. Est-ce pour autant une forme d’autoportrait ? Car la ‘statue’ de Jacqueline Mesmaeker comportait encore d’autres éléments qui la différenciaient des oeuvres minimalistes. En premier lieu, les quatre ronds à béton qui dépassaient sur la face supérieure, étaient les traces visibles de son processus de fabrication et de son ancrage dans le réel. Ensuite, les quatre cadres esquissés par leurs angles sur le haut du volume signalaient le chandelier contenu dans le volume, ils désignaient l’invisible. Et si l’on considère la pièce telle que l’artiste l’a décrite et telle qu’elle a été montrée à plusieurs reprises, on doit aussi prendre en compte les gammagraphies qui l’accompagnaient et attestaient de la présence d’un objet invisible. En fait de preuve, c’est d’images fantomatiques et confuses qu’il s’agit ; elles sont pourtant totalement indicielles et ‘scientifiques’. Le contraste est considérable entre la masse de béton et l’image incertaine du chandelier. L’oeuvre se présente alors comme un travail sur la question du ‘voir’. L’interrogation de la vision et du regard, les relations entre visible, invisible et disparition sont des leitmotive du travail de l’artiste, une de ses oeuvres s’intitule d’ailleurs ‘J’ai vu que tu n’as pas vu’. (Colette Dubois, dans H.ART, 2019)
Une même vision l’anime encore aujourd’hui : Jacqueline Mesmaeker ne voit pas l’art comme une collection d’objets (artistiques) statiques, mais comme une cristallisation temporaire de la forme et du contenu. Il lui arrive ainsi souvent de revisiter ses propres œuvres via des ajouts subtils, des déplacements d’éléments ou l’utilisation d’autres médias, mis au service d’une présentation renouvelée.
En 2019, à la galerie Bernard Bouche à Paris, Jacqueline Mesmaeker recompose les éléments. Les gammagraphies à gauche, le photogramme du chandelier à droite, emballé dans un drap noir et portant le titre Stèle, bois et drap. Au centre, un polaroïd documente la stèle de béton vibré réalisée en 1989, 30 ans plus tôt.
L’œuvre de la Bruxelloise Jacqueline Mesmaeker (1929) s’est développée à partir du milieu des années 1970. Une même vision l’anime encore aujourd’hui : elle ne voit pas l’art comme une collection d’objets (artistiques) statiques, mais comme une cristallisation temporaire de la forme et du contenu. Il lui arrive ainsi souvent de revisiter ses propres œuvres via des ajouts subtils, des déplacements d’éléments ou l’utilisation d’autres médias, mis au service d’une présentation renouvelée.
Jacqueline Mesmaeker s’est fait connaître dans les années 70 par ses expériences pionnières, avec des installations filmiques riches en images. Elle est parvenue à insuffler une incroyable poésie dans des œuvres magistrales sur papier et dans des constellations sculpturales à la fois simples et subtiles, parfois aussi via des interventions, tantôt précises, tantôt aléatoires, dans son environnement de travail et son cadre de vie.
La mer, la littérature (du monde), l’histoire de l’art, ses nombreuses collections, des performances et des observations qui prennent naturellement vie ou forme… autant d’approches et de leitmotivs qui expliquent la fascination que son œuvre continue d’exercer.
Sa production artistique symbolise le mouvement de flux et de reflux – l’apparition et la disparition d’images et de pensées dans une tentative expérimentale de matérialiser la poésie des choses et de la vie dans une œuvre artistique protéiforme.
« Ah, Quelle Aventure ! » est le second volet de l’exposition « Enkel Zicht Naar Zee, Naar West » organisée au début de l’année au CC Strombeek. De très nombreuses œuvres de l’artiste sont aujourd’hui exposées à BOZAR, dans une scénographie qui les rassemble selon leurs affinités.
Il ne s’agit pas d’une rétrospective mais d’une exposition conçue comme une promenade inédite au travers de son œuvre. La puissance de l’image est ici indissociable du contenu qui fait découvrir des influences culturelles merveilleusement diversifiées et aux ramifications multiples qui témoignent d’un réel engagement empreint d’une profonde empathie.
The oeuvre of Brussels artist Jacqueline Mesmaeker (1929) began to develop in the mid-1970s, and has been driven until the present day by a permanent desire for her art to be perceived not as a collection of static artefacts, but as a temporary crystallisation of form and content. Her works are often revised over time through subtle additions, repositioning or through adapted presentations with other media.
In the 1970s, Jacqueline Mesmaeker was a pioneer of complex, imagery-rich film installations and created peerless poetry in masterful works on paper, in simple and subtle sculptural constellations and in precise, sometimes coincidental interventions in her working and living environment.
The sea, world literature, art history, her countless collections, and her performances and observations, developed and brought to life with simplicity, make her work an oeuvreof lasting wonder. Her artistic output reflects the movement of ebb and flow – images and thoughts are made present and then absent in a tentative attempt to materialise the poetry of things and of life in a wide range of art.
The exhibition “Ah, quelle Aventure !” follows the first part, “Enkel Zicht Naar Zee, Naar West”, which took place earlier this year in CC Strombeek. Today in BOZAR, a large number of works of art are brought together in affinity-sensitive ensembles.
This is not a retrospective but a broad, unseen promenade along her undiscovered art, which links the power of the image with far-flung and beautifully diverse cultural influences, founded on a deep empathic engagement with life.
Déchirure
Déchirure est un agrandissement d’une situation concrète dans l’appartement de Jacqueline Mesmaeker, à savoir une déchirure dans le papier peint blanc causée par un technicien venu contrôler l’humidité du mur.
« La meilleure preuve du caractère profond et vécu de toute l’œuvre de Jacqueline Mesmaeker, écrit Michel Verlinden dans Bruzz magazine, c’est son appartement d’Ixelles qui la donne. Depuis la moitié des années septante, c’est au sixième étage d’un immeuble s’élevant sur huit niveaux que la Bruxelloise déploie le territoire qui est le sien. La majesté du bâtiment donne le vertige. Les abords impressionnent, notamment l’entrée qui découvre d’imposants pilastres rangés sous une corniche finement cintrée. La réalisation est un fleuron d’inspiration Art Déco dessiné en 1929 par l’architecte Henri Jacobs. Paradoxalement, à aucun moment celui-ci ne laisse présumer sa fonction : il s’agit en réalité d’un logement à vocation sociale. Dans le cas de la plasticienne, la béquille immobilière va au-delà de la question économique. C’est à partir du moment où elle peut s’établir dans un logement à elle que Jacqueline Mesmaeker se met à imaginer des œuvres conceptuelles et inspirées par la littérature, notamment Stéphane Mallarmé et Lewis Carroll. (…) « En emménageant ici, une nouvelle disponibilité s’est offerte… sans compter que le rapport à l’architecture, qui est très important pour moi, s’est intensifié », résume celle qui reconnaît « la résolution des problèmes visuels » pour vocation. On rappellera ici, de manière adéquate, A Room of One’s Own, la célèbre nouvelle de Virginia Wolf, pour faire comprendre la nécessité émancipatrice d’un « espace à soi » qui a permis à la plasticienne de « déclencher son œuvre ». (…) L’étrange faille est désormais une pièce à part entière métaphoriquement chargée. On peut y lire l’introspection, le temps qui passe ou pourquoi pas la sexualité’.
17 Doutes
Cette œuvre simple mais dactylographiée avec précision sur une superbe feuille de papier blanc encadrée se veut un jeu complexe et raffiné sur les variations infinies de la langue et son incroyable mobilité qui donne à 17 doutes toute sa poésie. En y glissant une référence sonore à une date (17.08) qui, additionnée (1+7) donne 8 – un chiffre représenté dans le symbole de l’infini – l’artiste associe le temps à des doutes fondamentaux. Le texte, isolé et perdu dans un environnement (espace) blanc et vide, renvoie à une année spécifique dans la vie de l’artiste. Cette œuvre n’est conceptuelle qu’en apparence : elle transporte le spectateur, en douceur et en émotion, lui faisant découvrir les multiples strates de la musicalité de l’art et du vécu.
L’exposition Ah quelle aventure ! de Jacqueline Mesmaeker à BOZAR est accessible depuis huit jours. Peut-être est-il bon de rappeler alors que nous devons tous nous habituer, en raison des normes sanitaires en vigueur, à de « nouvelles pratiques du regardeur » qu’il existe un guide de visiteur que vous pouvez télécharger sur le site internet de BOZAR afin de préparer votre visite. Outre deux textes d’introductions, signés Saskia De Coster et Michel Baudson, textes que nous avons publiés sur ce blog, chacune des œuvres présentées dans l’exposition y fait l’objet d’une courte notice explicative. Pour garantir votre sécurité, BOZAR ne met pas de guides du visiteur en format papier à votre disposition, mais rien n’interdit de le télécharger sur votre smartphone ou tablette afin de le consulter durant votre visiteur.
Au fi des prochains jours, nous mettrons en ligne ici même toutes les informations dont nous disposons. Le site internet de la galerie est également une source d’informations vous permettant de préparer votre visite.