Jacques Charlier, Belgische Avant-garde in Brussel en Oxford, Museumcultuur Strombeek / Gent, les images

Photo Dirk Pauwels
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Jacques Charlier, loques et buvards du STP

Fin des années 60 et début des années 70, l’une des pratiques fondamentales de Jacques Charlier consiste à retirer de leur contexte une série de documents professionnels du Service Technique Provincial où il est employé, et plus précisément dessinateur expéditionnaire, afin de les distiller dans le champ artistique, de les y « présenter ».  Bien connus sont les documents dit « essentiellement professionnels », cette documentation photographique, réalisée par A. Bertrand, employé au STP, des documents destinés à l’élaboration de projets d’amélioration de voirie, d’égouttage, de normalisation de cours d’eau, d’implantation de zonings industriels, etc.… Mais ceux-ci ne sont pas les seuls que Charlier extrait de leur contexte. Il y a également ce qu’il nomme les « documents relationnels relatifs à l’univers professionnel », des documents qui témoignent par exemple d’une mise à la retraite ou d’un voyage en groupe à Anvers, offert par la caisse de solidarité du Service.

On pourrait ranger aux côtés de ceux-ci les « signatures professionnelles », une suite de volumes rassemblant les listes de présence du personnel au bureau (de 8h à 16h45) à partir de février 68 et qu’il présente dans différents contextes artistiques, là où l’on cultive justement la signature, mais celle de l’Artiste, ou encore ces célèbres essuie-plumes, ces morceaux de tissus de différentes dimensions dont la destination première fut d’essuyer les plumes de graphos des dessinateurs du Service. Jacques Charlier accrochera ces essuie-plumes en rang serré dans diverses expositions, entre autres à la triennale de Bruges en 1974, avec la collaboration d’Yves Gevaert ou, quelques mois plus tard, au musée d’Oxford en collaboration avec Nick Serota.

Au sujet de ces essuie-plumes, acquis depuis par le musée d’art contemporain de Gand, Gilbert Lascault, professeur de philosophie de l’art à la Sorbonne, écrivait ceci en 1983 : « Vers la même époque, Jacques Charlier (qui se définit comme présentateur de documents) présente dans des lieux culturels de Bruges et d’Oxford des loques : les morceaux de tissu de différentes dimensions ayant servi à essuyer les plumes à dessiner. Ce sont des toiles où apparaissent des taches. Elles peuvent évoquer des recherches non-figuratives. Elles peuvent rappeler la volonté de certains artistes actuels à collaborer avec le hasard. Elles sont présentées non encadrées, non tendues, « punaisées sur le mur en un seul point à hauteur des tables de dessin » : rien n’empêche les spécialistes de l’art d’y voir une réflexion (proche d’autres réflexions artistiques) sur les toiles sans châssis… Jacques Charlier ne peut interdire ce type de lecture. Mais lui, il insiste toujours sur l’origine de ces morceaux de tissu : ce sont des loques, à usage  professionnel, extraites d’un contexte bien précis, sorti d’un service technique dont la fonction est définie.

Une discussion enregistrée entre employés du S.T.P. accompagne l’exposition des loques. L’un des employés se demande : « Peut-on trouver ça beau si on sait d’où ça vient ? » Il est certain que Jacques Charlier espère que l’insistance sur l’origine de ce qu’il montre en supprime la séduction. Indiquer l’origine des images et objets montrés devraient, selon lui, les « désublimiser ». Mais peut-être se trompe-t-il sur ce point. »

Jacques Charlier extrait donc les loques du STP ; il en fera de même avec l’un de leur inévitable corollaire, usuel en ce genre d’environnement professionnel : les buvards. Ou plutôt, afin d’être précis quant à la destination d’origine de ces objets : « les papiers de protection de table à dessin du STP », qu’il retire de leur contexte en septembre 72.  Charlier les découpe en vagues formats A4 et, afin d’affirmer tant leur origine que leur fonction première, y appose une languette de texte frappé à la machine à écrire, une notice identifiant la chose et la date de l’extrait. Cette identification est capitale car, comme les essuie-plumes, ces papiers sont le support des mêmes « recherches non figuratives », des taches, des traits de plume, des ronds de café, des mesures additionnées rapidement griffonnées, quelques notes crayonnées en guise de pense-bête. Tout cela tient du tachisme, de l’écriture automatique, d’une abstraction lyrique contenue, de l’aléatoire, de l’épuisement du motif, du retrait de la figure, bref de papiers à serrer dans un cabinet graphique. Ou alors tout cela tient du labeur quotidien, d’heures et d’heures passées penché sur la table à dessin, le dessin sous-jacent aux tracés de routes et de canalisations. Et dans le fait de Charlier, une pratique à rebours et le contre-pied même de l’appropriation artistique, une mise en doute de la neutralité sociologique de l’objet, une perspective sociale, le contraire même de toute supercherie illusionniste.

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