Benjamin Monti participe au musée royal de Mariemont à l’exposition « Bye Bye Future! L’art de voyager dans le temps ». Au cours des siècles, de nombreuses visions de futurs alternatifs se sont développées : elles témoignent de notre nostalgie d’un passé «idéalisé», de préoccupations présentes ou des peurs suscitées par la société de demain. L’exposition explore notre fascination pour les déplacements dans l’espace et le temps et la manière dont ils ont stimulé les imaginations des artistes et des écrivains.
Fin des années 60 et début des années 70, l’une des pratiques fondamentales de Jacques Charlier consiste à retirer de leur contexte une série de documents professionnels du Service Technique Provincial où il est employé, et plus précisément dessinateur expéditionnaire, afin de les distiller dans le champ artistique, de les y « présenter ». Bien connus sont les documents dit « essentiellement professionnels », cette documentation photographique, réalisée par A. Bertrand, employé au STP, des documents destinés à l’élaboration de projets d’amélioration de voirie, d’égouttage, de normalisation de cours d’eau, d’implantation de zonings industriels, etc.… Mais ceux-ci ne sont pas les seuls que Charlier extrait de leur contexte. Il y a également ce qu’il nomme les « documents relationnels relatifs à l’univers professionnel », des documents qui témoignent par exemple d’une mise à la retraite ou d’un voyage en groupe à Anvers, offert par la caisse de solidarité du Service.
On pourrait ranger aux côtés de ceux-ci les « signatures professionnelles », une suite de volumes rassemblant les listes de présence du personnel au bureau (de 8h à 16h45) à partir de février 68 et qu’il présente dans différents contextes artistiques, là où l’on cultive justement la signature, mais celle de l’Artiste, ou encore ces célèbres essuie-plumes, ces morceaux de tissus de différentes dimensions dont la destination première fut d’essuyer les plumes de graphos des dessinateurs du Service. Jacques Charlier accrochera ces essuie-plumes en rang serré dans diverses expositions, entre autres à la triennale de Bruges en 1974, avec la collaboration d’Yves Gevaert ou, quelques mois plus tard, au musée d’Oxford en collaboration avec Nick Serota.
Au sujet de ces essuie-plumes, acquis depuis par le musée d’art contemporain de Gand, Gilbert Lascault, professeur de philosophie de l’art à la Sorbonne, écrivait ceci en 1983 : « Vers la même époque, Jacques Charlier (qui se définit comme présentateur de documents) présente dans des lieux culturels de Bruges et d’Oxford des loques : les morceaux de tissu de différentes dimensions ayant servi à essuyer les plumes à dessiner. Ce sont des toiles où apparaissent des taches. Elles peuvent évoquer des recherches non-figuratives. Elles peuvent rappeler la volonté de certains artistes actuels à collaborer avec le hasard. Elles sont présentées non encadrées, non tendues, « punaisées sur le mur en un seul point à hauteur des tables de dessin » : rien n’empêche les spécialistes de l’art d’y voir une réflexion (proche d’autres réflexions artistiques) sur les toiles sans châssis… Jacques Charlier ne peut interdire ce type de lecture. Mais lui, il insiste toujours sur l’origine de ces morceaux de tissu : ce sont des loques, à usage professionnel, extraites d’un contexte bien précis, sorti d’un service technique dont la fonction est définie.
Une discussion enregistrée entre employés du S.T.P. accompagne l’exposition des loques. L’un des employés se demande : « Peut-on trouver ça beau si on sait d’où ça vient ? » Il est certain que Jacques Charlier espère que l’insistance sur l’origine de ce qu’il montre en supprime la séduction. Indiquer l’origine des images et objets montrés devraient, selon lui, les « désublimiser ». Mais peut-être se trompe-t-il sur ce point. »
Jacques Charlier extrait donc les loques du STP ; il en fera de même avec l’un de leur inévitable corollaire, usuel en ce genre d’environnement professionnel : les buvards. Ou plutôt, afin d’être précis quant à la destination d’origine de ces objets : « les papiers de protection de table à dessin du STP », qu’il retire de leur contexte en septembre 72. Charlier les découpe en vagues formats A4 et, afin d’affirmer tant leur origine que leur fonction première, y appose une languette de texte frappé à la machine à écrire, une notice identifiant la chose et la date de l’extrait. Cette identification est capitale car, comme les essuie-plumes, ces papiers sont le support des mêmes « recherches non figuratives », des taches, des traits de plume, des ronds de café, des mesures additionnées rapidement griffonnées, quelques notes crayonnées en guise de pense-bête. Tout cela tient du tachisme, de l’écriture automatique, d’une abstraction lyrique contenue, de l’aléatoire, de l’épuisement du motif, du retrait de la figure, bref de papiers à serrer dans un cabinet graphique. Ou alors tout cela tient du labeur quotidien, d’heures et d’heures passées penché sur la table à dessin, le dessin sous-jacent aux tracés de routes et de canalisations. Et dans le fait de Charlier, une pratique à rebours et le contre-pied même de l’appropriation artistique, une mise en doute de la neutralité sociologique de l’objet, une perspective sociale, le contraire même de toute supercherie illusionniste.
Juxtaposition : le rectangle coupe l’illusion : plus il devient grand plus il permet
à l’œil d’échapper à ses limites… comme le tableau de Barnett Newman.
Il a peint sur ce rectangle d’Amsterdam toujours du rouge toujours du rouge au pinceau, en couches superposées. Aux deux extrémités un clignotement : un jaune un bleu, comme si l’œil lui-même ajoutait cette complémentaire : le cylindre se referme : vert.
En projetant toujours des oiseaux rien que des oiseaux de la même espèce il se passerait aussi quelque chose de complémentaire, quelque chose qui viendrait de soi-même en plus, d’inévitable, d’irrésistible. Un événement se produit, d’autres surgissent comme des harmoniques en musique.
Il y a d’infinis mécanismes de fascination : prendre un morceau animé d’un champ immense et le multiplier en images poreuses dans une grande boîte — une chambre — où il y a simulacre de la réalité, jeu et promenade — illusion, illusion perverse, jouissance des lieux non reconnus.
États d’un moment de la réalité et émergence en multiples de ce moment.
Toutefois il y a paradoxe, inversement au réel (au réel perspectif) les oiseaux de l’avant-garde sont plus petits que ceux qui volent au loin. Oiseaux qui deviennent production de leurres. Ironie : les plumes soyeuses deviennent fils de soie, résilles presqu’invisibles. Leurs images, mutilées en chaque couche et percutées sur des millions de fils de soie — images trouées d’hexagones.
Seule la toile blanche du fond capte le ciel en trompe-l’œil. Trou infini dans lequel le regard se perd. Les vols multipliés des oiseaux portent leur discours indépendant et transmettent leur propre information, ils viennent de la constellation qui leur est propre.
L’image choisie de la réalité est un phénomène important ?
Elle nous porte au bord de l’univers. Au-delà, un autre inconnu : le vertige.
Captées et puis restituées dans un espace clos sur des couches vaporeuses, les empreintes, les traces d’animaux en vol ainsi projetées et multipliées suintent de fil en fil en couches fluides comme de l’aquarelle.
Je pense à un plafond italien en trompe-l’œil : au fond d’un espace clos de pierres et de plantes on voit, par une grande déchirure qui pourrait être une haute fenêtre ou un toit effondré, des oiseaux voler dans le ciel. Pour les voir ainsi le peintre était probablement au fond d’un espace et parfois cependant on imagine qu’il aurait pu lui-même peindre en volant pour tenter d’être à la hauteur des oiseaux.
À nouveau cela donne un peu le vertige, parce que l’on ne sait pas où se situer — ni situer la place du peintre : il devrait se remuer tout le temps.
Pour cela, idéalement le spectacle nécessiterait un lieu au fond duquel s’emboîterait un autre lieu pour y plonger les projections : à nouveau on ne saurait où se situer, comme dans une cathédrale où l’on se perd entre les espaces imbriqués des colonnes.
Ce qui se passe ne peut être la redondance d’un autre spectacle : ni musique, ni danse, ni théâtre. Seul le bruit mécanique des projecteurs est toléré, au rythme du mouvement des ailes, transformant les oiseaux en sortes de marionnettes.
Vol en associations libres, espaces calmés et mouvants qui changent à chaque instant, rendant impossible la focalisation sur un sujet — il n’y a pas de sujet.
C’est par le début ou la fin une prise de conscience innocente du cinéma : ce qui généralement est relégué comme décor ou support dans un coin de l’image cinématographique devient événement en vedette.
Les oiseaux jouent, les regardants jouent, les circulants jouent et tout bouge, ou se fixe et se revoit. Cette façon de vivre les oiseaux est acquise en mémoire : l’intervention n’est donc que restitution. Plus que le mouvement d’un pinceau, celui des oiseaux ne sinuent-ils pas la vision ?
Parallèlement à sa formation en stylisme et son enseignement en Académie des Arts, Jacqueline Mesmaeker poursuivit ses études supérieures à la Cambre (ENSAAV – Bruxelles) de 1974 à 1981 dans les ateliers de Peinture et espace tridimensionnel puis d’Espace urbain. Pour son jury de sortie du premier atelier en 1978, dont Jan Hoet était un des membres invités, elle présenta à l’Hôtel Van de Velde une première version de son œuvre environnementale intitulée Les Oiseaux, qui fit grande impression sur le jury et les visiteurs de l’exposition. Cette première version fut ensuite montrée la même année dans l’exposition La Couleur et la Ville, à Bruxelles, dont j’assumai le co-commissariat et à Liège sur la Meuse dans l’exposition Sur une péniche. Elle comptait environ une douzaine de projecteurs et fut d’abord montrée dans des espaces ne lui permettant pas d’amplifier son propos.
Lorsque Jan Hoet invita Jacqueline Mesmaeker à la présenter dans le vaste ensemble de son exposition Aktuele Kunst in Belgïe. Inzicht/overzicht – oveerzicht/inzichtau Museum van Hedendaagse Kunst à Gand en 1979, elle put donner à son œuvre toute l’ampleur qu’elle souhaitait. 18 projecteurs Super 8 étagés sur 3 niveaux y diffusèrent ses images de mouettes volant dans toutes les directions de l’espace, se reflétant sur un feuilleté d’écrans de soie légère invisibles répartis dans le vaste et haut espace en éventail qui lui était réservé.
Je garde un souvenir indélébile du choc enthousiaste que j’ai ressenti quand je suis entré dans la salle. J’y suis resté longuement, fasciné par le foisonnement mais aussi la beauté et la diversité de l’ensemble de ses blanches envolées de nuées d’oiseaux et leurs traversées scintillantes de cet espace d’exposition clos, transformé soudainement en un ciel illimité dans sa nuit noire.
Jacqueline Mesmaeker filma ses différentes prises de vues du vol des mouettes depuis le môle de Zeebrugge, le regard tourné vers l’ouest ainsi que le rappelle le titre donné à cette installation :
Enkel Zicht
Naar Zee
Naar West
Elle écrivit aussi un long texte d’introduction, où elle précisa autant qu’elle interrogea sa mise en œuvre.
Déjà souvent cité, certains extraits de ce texte, dont sont reprises ici quelques lignes, nous apparaissent aujourd’hui prémonitoires de l’ensemble de son œuvre depuis la années 80, qu’elle poursuit jusqu’à aujourd’hui :
États d’un moment de la réalité.
Émergence en multiple de ce moment
(…)
L’image choisie de la réalité est un phénomène important ?
Elle nous porte au bord de l’univers. Au delà, un autre inconnu : le vertige.
La conclusion de son texte rappelle que cette façon de vivre les oiseaux est acquise en mémoire : l’intervention n’est donc que restitution.
La restitution de la mémoire est en effet restée primordiale dans l’ensemble de travail, que ce soit dans l’expression permanente de son goût pour les livres et la lecture, qu’elle rappelle dans ses nombreuses références à la littérature entre autres française, anglaise ou allemande, interrogeant Châteaubriand, Paul Willems, Paul Claudel, Peter Handke, Virginia Woolf, Francesca Allinson, pour ne citer que quelques exemples. A chaque fois, elle y relève des détails inaperçus, faisant allusion aux fondements littéraires de sa perception visuelle, suggérant des traces indicielles, imperceptibles par tous regards de passage, par toute intranquillité impatiente, pour y restitueret développer des propos ou des incidences imprévues,à chaque fois différenciés, soustraits à toute immédiateté d’interprétation.
Le titre qu’elle a donné à l’œuvre exposée à Gand, Enkel zicht /naar zee / naar west n’est pas un simple rappel du lieu des prises de vue. Sans doute, de sa mémoire allusive qui sous-tend son œuvre, découle celle de son hybridité culturelle, à la fois anglaise et française, l’amenant à retisser autant ses sources, curiosités ou attentions aux objets qui meublent son quotidien que les liens ténus de ses empreintes familiales, tels ceux de sa grande tante écossaise qui avait été l’une des infirmières d‘Edith Cavell pendant la première guerre mondiale.
Face à la Mer du Nord, filmant les mouettes, Jacqueline Mesmaeker ne pouvait la contempler comme une simple séparation géographique entre les cultures anglaise et française dont elle s’est constamment nourrie, mais bien comme le lien mouvant des allers et retours des méandres de sa mémoire qui ont constamment enrichi ses œuvres à chaque fois renouvelées, proposant ses différentes relectures d’espaces et de temps, telles par exemple ses deux versions de l’Androgyne : Avion en phase d’approcheetNavire en détressequi rendent compte de ses traversées mentales.
A nouveau remise en œuvre et réexposée en ce début d’année 2020 au centre culturel de Strombeek-Beveren,l’œuvre Les oiseaux, dont la dernière présentation eut lieu à la Vleeshal de Middelburg en 1982, confirme la permanence de l’approche sensible de la création artistique dont Jacqueline Mesmaeker a fait preuve sans relâche ni concession.
Jacques Charlier participe à l’exposition documentaire « Belgische Avant-garde in Brussel en Oxford », au Museumcultuur Strombeek / Gent. Vernissage ce 10 janvier.
Le communiqué de presse :
Op 25 mei 1973 opende in het Brusselse Paleis voor Schone Kunsten een tentoonstelling die de artistieke tendensen binnen de Belgische avant-garde aan de orde stelde. Met “M. Broodthaers, J. Charlier, J. Geys, B. Lohaus, G. Mees, Panamarenko, M. Roquet” organiseerde de Vereniging voor Tentoonstellingen onder de gedeelde coördinatie van Yves Gevaert, adjunct-directeur van het Paleis, en Michel Baudson, secretaris-generaal van Jeunesse et Arts Plastiques, een presentatie die scherp stelde op “de huidige toestand van de evolutie waardoor de kunst sinds één eeuw wordt gekenmerkt”. Tussen 30 juni en 4 augustus 1974 wordt de tentoonstelling een tweede keer opgevoerd. In samenwerking met Nick Serota richt Gevaert in het Museum of Modern Art in Oxford een presentatie in met werken van Charlier, Lohaus, Mees, Panamarenko, Roquet en Van Snick.
Deze documentaire tentoonstelling, ingericht met documenten uit het archief van Bozar, de persoonlijke collectie van Yves Gevaert, en de archieven van de Brugse Musea, herinneren aan de voorbereidingen en het verloop van de tentoonstellingen in het Paleis en Oxford.