Lu dans H.ART ce portrait de Jacqueline Mesmaeker, par Colette Dubois
Jacqueline Mesmaeker : la question du ‘voir’
Jacqueline Mesmaeker (°1929) est l’ainée des artistes nominés au Belgian Art Prize . Comme beaucoup de femmes artistes de sa génération, elle a débuté sa carrière assez tard, au milieu des années 70. A partir de 2011, la publication d’un livre décisif dirigé par Olivier Mignon[1]et les débuts de sa collaboration avec la galerie Nadja Vilenne ont permis le déploiement de toute la puissance poétique et ironique de son oeuvre. Depuis, les occasions de rencontrer ce travail fait de tournants, d’aller et retours et de reprises se sont multipliées dans des lieux aussi opposés que l’Artist-Run-Space Rectangle (2015) et la Verrière Hermès (2019).
Dans le milieu des années 70, au début de sa carrière artistique, l’artiste a emménagé dans un appartement situé dans un immeuble conçu la même année que sa naissance. La pièce où elle se tient est claire et lumineuse et, à première vue, rien ne la distingue d’un espace domestique habituel. C’est là qu’elle vit et travaille entourée d’objets aux origines diverses. Certains d’entre eux proviennent d’un héritage familial, comme ces assiettes datant du milieu du 19èmesiècle dans lesquelles elle sert le goûter à ses visiteurs ou ce portrait de fillette, un tableau d’origine hollandaise. D’autres objets ont été trouvés, chinés dans des brocantes ou encore acquis à haut prix. La place qu’ils occupent dans l’espace ne doit rien au hasard. Chaque objet porte en lui son histoire, elle se tisse à la situation présente, reste ouverte à des configurations futures et sa présence même en ces lieux devient une affirmation de sa virtualité à devenir élément d’une oeuvre. En réalité, puisqu’ils se trouvent dans l’appartement atelier, ces objets sont déjà des oeuvres. L’art de Jacqueline Mesmaeker, bien que fortement ancré dans le présent, joue avec le tissage des temps. Souvent, elle reprend une pièce réalisée dans le passé et la plonge dans un nouveau contexte, elle la confronte à une situation inédite et révèle ainsi une portée déjà présente, mais cachée, dans la pièce initiale. Les deux anciennes pièces qui occupent l’artiste actuellement ouvrent la voie à en évoquer d’autres encore.
Un monument
En 1989, lors de l’exposition ‘Ontbegrensd Beeld’ dans l’Augustijnenkerk à Maastricht, on pouvait voir un parallélépipède de béton dressé au pied de la chaire de vérité. L’artiste nous décrit cette oeuvre : « Une colonne en béton vibré pesant 300kg. Elle contenait un flambeau à 5 branches, qui, enfoui dans la masse devenait invisible. Quatre angles creusés dans le béton encore frais en indiquent l’emplacement. Nul ne pouvait se douter que cette masse renfermait un objet. Et c’est par l’intermédiaire d’une gammagraphie réalisée par le secteur Energie de Cockerill Sambre, que l’objet devenait tangible. ». Le volume de béton a disparu, perdu lors d’un transport. Il en reste les gammagraphies et un photogramme réalisé à la lumière d’une bougie mais, refusant qu’on puisse le voir, l’artiste l’a emballé ou embaumé dans un tissu noir (tout comme elle avait emballé ou embaumé le candélabre dans le béton).
Comme les photographies de l’époque nous la montrent, la pièce entretient une relation directe avec l’art minimaliste américain du début des années 1960 : un volume pur, simple qui ne représente que lui-même. Mais déjà chez les minimalistes, la relation au corps et à son échelle est une dimension bien présente (même si certains d’entre eux s’en défendent). L’exemple le plus éclairant à cet égard est sans doute la performance de Robert Morris de 1961. Un rideau de scène s’ouvrait sur une colonne dressée. Rien ne se passait pendant trois minutes et demie et, soudain, la colonne tombait. Trois minutes et demie se passaient à nouveau et le rideau se refermait. Une colonne de bois et sept minutes résumaient une vie d’homme.
La stèle se dressait au milieu des visiteurs des expositions[2], une colonne donc une statue, dont la stature était la taille de l’artiste. ‘Statue’ et ‘stature’, les termes sont proches et ils contiennent l’idée d’établir, de dresser, de maintenir. Est-ce pour autant une forme d’autoportrait ? Car la ‘statue’ de Jacqueline Mesmaeker comportait encore d’autres éléments qui la différenciaient des oeuvres minimalistes. En premier lieu, les quatre ronds à béton qui dépassaient sur la face supérieure, étaient les traces visibles de son processus de fabrication et de son ancrage dans le réel. Ensuite, les quatre cadres esquissés par leurs angles sur le haut du volume signalaient le chandelier contenu dans le volume, ils désignaient l’invisible. Et si l’on considère la pièce telle que l’artiste l’a décrite et telle qu’elle a été montrée à plusieurs reprises, on doit aussi prendre en compte les gammagraphies qui l’accompagnaient et attestaient de la présence d’un objet invisible. En fait de preuve, c’est d’images fantomatiques et confuses qu’il s’agit ; elles sont pourtant totalement indicielles et ‘scientifiques’. Le contraste est considérable entre la masse de béton et l’image incertaine du chandelier. L’oeuvre se présente alors comme un travail sur la question du ‘voir’. L’interrogation de la vision et du regard, les relations entre visible, invisible et disparition sont des leitmotive du travail de l’artiste, une de ses oeuvres s’intitule d’ailleurs ‘J’ai vu que tu n’as pas vu’.
Rose
Si la couleur est présente dans l’oeuvre de Jacqueline Mesmaeker – on peut citer les ‘Bourses de ceinture’ (2018), ‘Parking en or’ (1984) ou encore ‘Contours clandestins’ (1995) -, elle n’y occupe pas une place déterminante. Avec une exception de taille : la couleur rose. Elle emprunte son nom à celui d’une fleur, elle est souvent associée à l’enfance et à la féminité, elle est aussi celle de la peau de l’homme blanc et donc une question fondamentale de la peinture, celle de l’incarnat. Elle varie du plus criard au presque blanc, se teinte de jaune, de bleu, mais chez l’artiste, c’est toujours un rose moyen. Dès 1974, on trouve ‘Lapin’ : une silhouette de lapin formée de points roses et bleus répétée sur 17 dessins en perdant chaque fois un peu de ses points, jusqu’à disparaître. L’ensemble est précédé d’un extrait d’ ‘Alice au pays des merveilles’ de Lewis Caroll, celui de la rencontre d’Alice et du lapin (rappelez-vous : il est blanc et ses yeux sont roses). En 1975, ‘Portes roses’ comprend une suite de nonante-six dessins avec un rectangle rose dans le bas de la page, un mot dans le haut. Tous ces mots forment un paragraphe du même ‘Alice au pays des merveilles’. Au fur et à mesure que la place occupée par le rectangle s’agrandit sur la feuille, le rose pâlit jusqu’à disparaître. Tout se passe comme si le rose avait pris possession du corps du lapin, qu’il l’accompagnait dans ses déambulations dans l’espace et le contaminait ; les portes, comme le lapin, finissent par disparaitre dans le blanc de la page. On pourrait classer ces deux pièces dans une nouvelle catégorie du questionnement du regard : ‘disparitions roses’.
En 1995, l’artiste a réalisé ‘Introductions roses’, une série de 40 diapositives décrivant une intervention réalisée dans son appartement. « On bourre de fragments de tissu rose quelques fentes ou quelques trous qui se comparent, ainsi parés, au vide, au noir, au gris. Le rose révèle le gris et le noir » écrivait l’artiste à propos de cette oeuvre. Souligner l’angle d’une moulure, l’espace laissé libre entre le plancher et la plinthe, combler les trous réguliers d’une planche, les pores d’un galet éponge ou encore marquer le centre d’un livre ouvert. Les ‘Introductions roses’ s’apparentent aux ‘Contours Clandestins’ (1995), trois interventions réalisées en 1995-96 à La Glacière (Bruxelles), à la Norwich Gallery (Norwich) et à l’Atelier Saint-Anne (Bruxelles). Il s’agissait de détourer au crayon des objets divers – jouets, ustensiles du quotidien – à même le mur du lieu d’exposition. Extrêmement discrets, disséminés dans une relative pénombre, partir à leur découverte revenait à un jeu d’objets cachés, on pense aux oeufs de Pâques, mais aussi à un autre texte de Lewis Carroll, ‘La Chasse au Snark’. Ces deux oeuvres relèvent moins de la micro intervention que du concept duchampien d’inframince, y compris dans sa dimension érotique. Georges Didi-Huberman remarque que chez Duchamp, l’optique se convertit aisément en tactile et l’ironie n’est jamais très loin. Chez Jacqueline Mesmaeker, on peut inverser la première partie de la proposition, le tactile – le tissu, les irrégularités des murs – se convertit en optique (et toujours dans le sens de l’interrogation du regard, des relations troubles entre visible et invisible). L’ironie quant à elle est toujours bien présente.
Aux antipodes
‘Stèle’ et ‘Introductions roses’, ces deux pièces, aujourd’hui (presque) disparues, représentent deux extrêmes du travail de l’artiste : du plus pesant, encombrant et massif au plus léger, mince et discret. Jacqueline Mesmaeker a toujours lié ces deux pièces, notamment dans une lettre à Lynda Morris, qui revient sur l’exposition de Norwich et sur le prix qu’elle y a reçu. Leur point commun tient dans la question du regard, pour le reste, les deux oeuvres sont aux antipodes l’une de l’autre. Mais l’artiste s’intéresse aussi aux antipodes : on pense encore à Lewis Carroll et ‘De l’autre côté du miroir’, mais surtout à l’installation filmique montrée par l’artiste à la Vleeshal de Middelburg en 1982. Son titre complet est ‘Si l’on perçait à travers la terre un axe depuis la Belgique, on s’y trouverait à 50° 50’ S – 175° 38’ W, dans le Pacifique’. L’image projetée dans un cadre doré et ouvragé montre la mer du Nord à l’envers, les vagues en haut, le ciel en bas et le mouvement des vagues inversé.
Colette DUBOIS
[1]Jacqueline Mesmaeker. Oeuvres 1975-2011, sous la direction d’Olivier Mignon, Bruxelles, (SIC – Couper ou pas couper, 2011.
[2]L’oeuvre a également été montrée en 1990 à la Galerie Guy Ledune (Bruxelles) et dans le cadre de l’exposition ‘Tempels Zuilen Sokkels’ au Cultuur Centrum De Werf à Alost ainsi qu’en 1993 à la galerie Camillle Von Scholz à Bruxelles.
[sociallinkz]