Résonances, Jacques Charlier, Peintures Mystiques

Jacques Charlier

Jacques Charlier
Peinture mystique I, 1988.
Technique mixte, acrylique sur toile, cadre mouluré, objets trouvés (lance, sculpture, main en plâtre, console ouvragée, feuillage artificiel, livre), 200 x 350 cm

PEINTURES MYSTIQUES

« Cela se fait lentement… progressivement… Je constitue des familles d’objets… J’établis des filières assez précises, des scénarii… Je parcours chaque semaine des dizaines de kilomètres pour écumer les brocantes, les magasins… Je procède par coups de foudre successifs… Je passe plus de temps à chercher et à négocier qu’à travailler réellement. La mise en scène finale, les peintures sont faites assez rapidement, mais je suis toujours étonné du résultat. J’ai alors, moi aussi, l’illusion que toutes ces choses ont toujours vécu ensemble »[i]. Jacques Charlier répond à son hétéronyme Louis Vandersanden ; il évoque une série d’œuvres qu’il réalise durant les années 80. Bien qu’il s’agisse le plus souvent d’installations associant toile et objets divers, elles sont le plus souvent titrées « Peinture ». Parmi celles-ci, ces compositions où s’entrecroisent « peintures religieuses » et « peintures mystiques ». Et celles-ci ne sont pas une mince affaire. Jacques Charlier a en effet décidé de remettre sur un piédestal la plus célèbre bergère de France, Jeanne d’Arc, Sainte Jeanne d’Arc devrais-je dire, puisque béatifiée en 1909 et canonisée en 1920. Il est d’ailleurs piquant de constater que c’est Léon XIII qui initia la procédure en canonisation de Jeanne, après avoir également béatifier Rita de Cascia que Jacques Charlier, durant ces années 80, fréquente tout aussi assidument. Le pape déclarera à la signature de l’introduction de la cause : « Jeanne est nôtre ». Et oui, déjà ! Léon XIII ne sera de loin pas le dernier. La captation mémorielle, jusqu’à une véritable privatisation du mythe à des fins nationalistes, est toujours bien d’actualité.

Charlier chine donc les plâtres et les bronzes représentant Jeanne, avec ou sans étendard, à pieds ou à cheval, hiératique, orante ou donnant l’assaut, en armure ou heaume au pied. Au vu de la moisson, Jeanne a campé sur de nombreux buffets familiaux. Il rassemble de vieux livres, des biographies pleines de voix et de fracas, des hagiographies poussiéreuses, des objets divers, un cratère aux raisins factices, des lances, un portrait de style symboliste de la combattante auréolée. Ses propres toiles, lorsqu’elles ne sont pas nocturnes sont occupées par des ciels immenses. Règne ainsi dans ces diverses compositions comme un goût suranné pour le gothic revival, une atmosphère factice, théâtrale et dramatique, un souffle empreint de romantisme noir teinté de symbolisme. Ces dispositifs associatifs qui transfigurent en reliques les reliquats de l’histoire du goût et des idées, chinés sur les marchés, approchent ainsi le mystère, ses réalités transcendantes et indiscernables.

La plus sombre – « Peinture mystique I » – est également la plus lumineuse : une pointe de lance est posée contre la toile, touchant en plein une sphère céleste qui déchire la masse des nuages. Je pense à la redondance de « La Nuit Obscure » du mystique Jean de la Croix, aux premiers vers du poème, « dans une nuit obscure, par un désir d’amour tout embrasé… ». L’obscurité et la nuit ne sont pas uniquement synonymes de danger et d’effroi, mais aussi de mystère et de rêve, domaines tout à la fois ambivalents – et attirants – qui peuvent conduire à l’abîme comme à la connaissance. A côté de cette toile monumentale, aux dimensions d’une peinture d’Histoire, encadrée d’une moulure aussi factice qu’imposante, Jeanne caracole sur son piédestal. De l’autre côté de la peinture, un livre relié, « Le Ciel, nouvelle astronomie pittoresque », par Alphonse Berget, est posé sur une console et sous une main de plâtre noire comme la nuit. C’est la réponse du Berget à la bergère, une astronomie pittoresque, celle qui mérite d’être peinte, au côté de ces cieux peints, tempétueux et déchirés. Au pied de la console, de fausses branches de vigne vierge sont embrasées de couleurs automnales.

Dans ce cycle de « Peintures mystiques », Jacques Charlier associe l’histoire, le mythe et l’héritage de la déraison, en fait l’essence même du destin politico-religieux de l’image de Jeanne, figure maléfique pour Shakespeare, héroïne épique pour Jean Chapelain, personnage burlesque pour Voltaire, incarnation du peuple français cristallisant le sentiment national pour l’historien Jules Michelet, instrument du complot clérical pour Anatole France, féministe avant l’heure pour les suffragettes, femme opprimée pour Léonard Cohen ou Luc Besson. « Ce qui m’a attiré dans le phénomène pucelle, explique Jacques Charlier à Louis Vandersanden, ce sont les changements de polarité qu’a subit son image. Jeanne est d’abord condamnée par l’Eglise qui la brûle. En 1570 elle devient la patronne des catholiques contre les réformés… En 1793 les fêtes en son honneur sont supprimées, des statues sont fondues, on brûle son chapeau… (rires), ensuite Bonaparte autorise à nouveau le 8 mai. Puis les restaurateurs de la monarchie l’annexent, le patriotisme du 19e siècle et l’armée emboîtent le pas, suivis par tous les partis politiques… En 1942, Victor Vermorel souligne le caractère existentialiste de Jeanne ». Condamnée par l’Eglise qui la réhabilitera, digérée par les modes et les courants de pensée, mythe romanesque qui a inspiré maintes œuvres dans tous les arts, figure instrumentalisée par tous les courants philosophiques et idéologiques, l’image de Jeanne est tellement bipolaire qu’elle incarna la « sainte laïque », un comble du genre. Maître du factice et de la simulation, Jacques Charlier, depuis l’établissement de sa Zone Absolue (1970), a toujours été intéressé par ces principes de bipolarité, tout comme il ne cesse de sonder les phénomènes de mythes et de modes. Les objets qu’il introduit dans ses dispositifs y participent et réoxygènent des clichés bien précis. Surgit ainsi dans ses « Peintures mystiques » comme une contre-plongée oppressante, qui nous fait basculer du mysticisme à l’obscurantisme. En témoigne, cette « Peinture mystique IV », plus moderne, j’allais écrire d’après guerres, et que l’on prend comme une claque, Jeanne orante transfigurée, un drapeau français élimé frappé de la croix de Lorraine à ses pieds. Adulée à droite et à gauche dès la guerre franco allemande de 1870, pucelle convoitée, deux camps s’arrachent l’icône. A droite, elle est guerrière, monarchiste et pieuse, à gauche, elle est bergère issue du peuple, trahie par le roi et brûlée par l’Eglise. Ecartelée entre de Gaulle et Pétain, le premier ne cesse d’utiliser son souvenir, tandis que Vichy la récupère en la substituant à Marianne. Elle est aujourd’hui confisquée par l’extrême droite et je repense à cette parodie du 20 mai 2016 où un cortège de 5000 personnes suivit la dernière relique en date de Jeanne, un anneau qui lui aurait appartenu et qu’a acquis le parc de loisirs du Puy-du-Fou lors d’une vente aux enchères londonienne pour la bagatelle de 377.000 euros. Signe des modes et des temps. Jacques Charlier a bien raison : « Cela a assez duré… il faut reprendre Jeanne d’Arc à Le Pen… ».

[i] Jacques Charlier, L’Art à contretemps, pp.80-81

Jacques Charlier

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Jacques Charlier
Peinture mystique I, 1988.
Technique mixte, acrylique sur toile, cadre mouluré, objets trouvés (lance, sculpture, main en plâtre, console ouvragée, feuillage artificiel, livre), 200 x 350 cm

Jacques Charlier

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Jacques Charlier

Jacques Charlier
Peinture mystique IV, 1988.
Technique mixte, acrylique sur toile, 120 x 100 cm, socle, statuette en bronze, livre et drapeau.

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