Jacques Charlier
Hard’Music, 1975
Technique mixte, 15 cassettes audio, 15 photographies argentiques NB, 15 pochettes de vinyles 33T, certificat tapuscrit.
(15) x 32 x 32 cm
LE VIOLON D’INGRES ET LA GUITARE DE CHARLIER
Il y aura sans doute encore bien des choses à écrire à propos des activités musicales de Jacques Charlier. Son intérêt pour la musique est indéniable ; il l’écoute, il la pratique et joue de la guitare électrique – c’est son violon d’Ingres dit-il. Et comme tout autre medium qu’il met en œuvre, Charlier aura d’ailleurs tôt fait de l’intégrer à sa pratique artistique. Cela participe aussi du mythe : on le sait, il n’y a qu’un pas du Velvet Underground à la Factory.
En fait, il ne reste que peu de traces de activités musicales seventies de Charlier, quelques unes toutefois. Lorsque il réalise le film « Canalisations souterraines » en 1969, Jacques Charlier en crée lui-même la bande sonore, une musique que l’on qualifiera de minimale, répétitive et de postindustrielle teintée d’inquiétude. Elle répond parfaitement aux images tournées sur la « terre démobilisée » 1 du terril de Saint Gilles, et aux travellings qu’opère la caméra sur le bassin industriel liégeois. Il y a également le vidéo musical produit par Michel Baudson au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles en 1975 : « Art & Music, a) écoute de la musique, b) fait de la musique ». Sur les deux photogrammes reproduits dans « Les Règles de l’Art », Jacques Charlier porte, lorsqu’il « écoute la musique », le faux nez et la fausse moustache qu’il utilise pour ses Photos – Sketches réalisés ces mêmes années 2. Il y a enfin « Desperados Music » 3 produit par Vidéographie au Centre de Production de la RTB à Liège en 1979. Jacques Charlier réalise avec la complicité de Paul Paquay une vidéo musicale assez spectaculaire de par le matériel déployé, y compris une caméra – grue. L’enregistrement a été réalisé avec un clavier assez obsolète, mais qui produit des sonorités rétro que l’artiste affectionne, un clip musical qui, écrit Denis Gielen (tirant des parallèles entre la démarche de Jacques Charlier et la pensée de Jean Baudrillard), illustre « cette régression de la modernité par-delà son point de fuite ». « Tournée sur un plateau télé, poursuit Denis Gielen, la vidéo est l’enregistrement d’un solo lancinant de guitare électrique, disons noise (façon Glenn Branca), joué par l’artiste lui-même. Les coups de pédale de réverbération ainsi que les mouvements planants de la caméra autour du musicien produisent une impression d’élasticité voire d’évanouissement temporel composée de moments de dilatation et de contraction, de stagnation aussi. Comme son titre l’indique, cette musique – qualifiée par Charlier de « régressive » – est imprégnée d’une « mélancolie rétrospective ».4
Seule Tracy Burroughs, durant les seventies, commentera les activités musicales de Jacques Charlier, évoquant –ce qui est logique pour un hétéronyme de l’artiste (l’humour, avec Charlier, n’est jamais loin) – les rapports que celui-ci tisse entre l’époque et ses diverses activités artistiques. « Le discobilly, afterdisco de salon à la sonorité country doublé d’une forte influence de blues, écrit Tracy Burroughs5, devient la coqueluche des fans de l’art, dont beaucoup étaient jusque-là bornés aux pionniers de la musique répétitive (certains critiques à qui je tire la langue, disent : bornés tout court). Et tout doucement, en Europe comme en Amérique, de vieux routards idéalistes essayent de recréer une musique sur des rythmes démodés. Les plus connus parmi ceux qui ont lancé la vague : Bulle Dogs, Reformance, Articides Brothers, etc. Charlier entend jouer une musique dépersonnalisée, le «Flat rhythm». En fait, ce «style» est devenu un martèlement continu obsédant. Dans les enregistrements comme sur scène, pendant que le guitariste essaye de jouer juste, la boîte à rythme tape comme une sourde à du 50 à l’heure (…) Il faudrait plutôt appeler cette musique «Hard-discobilly» : exactement le contraire de la syncope swingante et de la sublime légèreté du véritable rockabily ». Le jugement critique de Borroughs est dès lors aussi nuancé que sans appel : « Ce n’est ni mou, ni dur, ni enthousiasmant, ni pelant, ni révolutionnaire, ni dépassé, ni original, ni banal. Après une bonne centaine d’écoutes, il y a même des trucs qui deviennent vachement accrocheurs et d’autres dont on s’est déjà lassé depuis un bout de temps. Ce n’est ni bon, ni mauvais, mais une chose est certaine : c’est totalement dénué de personnalité ». Borroughs y va fort, mais faisons lui confiance, elle a évidemment assisté aux nombreux concerts qu’a donné Jacques Charlier. « Hard’Music I et II » à Liège (galerie Vega) et Aachen (Neue Galerie) en 1975, « Hard’Music III et IV » à Düsseldorf (galerie Maier-Hahn) et à Milan (La Cooperativa)6 en 1976, « Musica Boumba » à Anvers en 1977, « Desperados Music » au Musée de Bologne et au Cirque Divers à Liège, toujours en 1977, « Art in another way I et II » au T’Venster à Rotterdam en 1978 et à l’ICC à Anvers en 1980. Arrêtons la liste là, elle ne reprend que les performances principales de ces années ’70. 7
On remarquera que cette liste de lieux dans lesquels Jacques Charlier se produit sont tous des lieux dédiés aux arts visuels. Quoi de plus normal, tant sur le plan de l’histoire de l’art du 20e siècle qu’en fonction de cette démarche singulière qui consiste pour Charlier à déplacer ses propres réalités, quotidiennes et autres, et à expérimenter tous les média. N’a-t-il pas « déplacé » son collègue du STP, Claudy Delfosse, alias Rocky Tiger, rocker amateur, afin de le « présenter », lorsqu’il propose à ce dernier de lui consacrer une séquence filmique ? Cette séquence constituera la participation personnelle de Charlier au film collectif d’artistes qu’il produit pour la biennale de Paris en 1971. Et puis, pour Charlier, la musique est une réalité vécue de bien des façons. Charlier fut le DJ précoce de bien des soirées dansantes, un acharné du juke-box, un chineur de 78, 45 et 33 tours. L’installation « This is the right time » qu’il produit au Casino de Luxembourg en 2006 pour l’exposition « On/Off » rappelle son passé de « night-clubber », non pardon, parlons plutôt de dancings, c’est plus juste, que Charlier a apprécié fréquenter, y fêtant, le plus souvent en solo, la fin de ses accrochages (afin de décompresser avant les vernissages), y fêtant aussi ses « after » vernissages (quelle santé !), à l’heure où les DJ se font plaisir et où la piste de danse lui appartient. En 2006, au Casino à Luxembourg, « This is the right time » opérera ainsi par ce principe de déplacement, l’installation d’un décor de dancing, parquet, podium, miroirs, rideaux à plis et peinture pointilliste, voire tachiste, couvrant murs et piste de danse rappelant les effets des boules à miroirs et les strobe lights, tout cela « dans un lieu destiné habituellement à recevoir des expositions »8. Pour l’heure, Charlier retrouve son discours singulier des années 70. Et l’on dansa sur la piste du vernissage, avant que le décor dépeuplé ne se charge, tout au long de l’exposition, d’une indicible nostalgie. C’est ce métissage d’un réel populaire et du décor de l’art contemporain, d’un réel quotidien et des réalités de l’art qui mobilise Charlier.
En témoigne cette œuvre produite en 1975 (au moment où la musique répétitive est devenue guimauve et le rock insupportable, écrit Charlier)9 : « Hard’Music, 1975 », une quinzaine de fausses pochettes de vinyles 33 tours, au format 30 x 30, sous pochette de protection plastique. Pas de banane de Warhol pour motif sur chacun de ces faux vinyles, mais bien une photographie du poêle à mazout du domicile familial, un même décor pour chaque image, le poêle, deux lits de part et d’autre. Charlier compose littéralement chacune de ces pochettes et dispose dans l’espace son matériel, ses pédales à effets, ses amplis, un magnétocassette, des projets de pochette de disque et bien sûr sa guitare électrique, une guitare « de légende »10 écrira Tracy Burroughs, bien plus originale que les Explorer et Flying V : elle est réduite au manche traversant et aux éclisses, sans corps ; juste un tubulure de métal en esquisse ses contours. Cette guitare impressionnera même Joseph Beuys, me dira Charlier face à une photo prise lors de la soirée Salto/Arte place Flagey à Bruxelles, cette même année ; Beuys, Bernard Marcelis et Jacques Charlier discutant à l ‘écart sous le chapiteau, penchés sur la guitare. Pour Charlier, il est aussi important de « produire du son que d’être produit par le son »11. En atteste l’abondant archivage photographique de ses performances.
Ces compositions photographiques pour pochettes de vinyles me rappellent « Nature morte », cette séquence filmique attribuée à l’artiste Leo Josefstein, alias Fernand Spillemaekers, un subtil canular collectif, qui fut intégré au film présenté à la biennale de Paris de 1971. « Nature morte » fonctionne comme un relais entre divers protagonistes tentant de composer, en vain, une nature morte à l’aide d’une série d’objets quotidiens placés et déplacés successivement par les uns et les autres sur une table blanche. Pour « Hard’Music, 1975 », Charlier compose en effet quinze « natures mortes » autour de sa guitare de légende et du poêle familial, devant le poêle, sur le poêle, à côté du poêle, celui-ci toujours central dans l’image. Si les Photos – Sketches photographiés en décor extérieur nous renvoyaient au décor de « Paysage artistique » (lorsque Jacques Charlier peint vraiment un arbre, au latex, dans le paysage, en 1970), ces « natures mortes » composées pour ces vinyles rappellent cette autre « peinture », en fait cette autre photographie, « le paysage urbain familial et utilitaire » (lorsque Charlier repeint au Stelatex et au Levis Lux l’ensemble de la maison familiale durant le mois de juillet 1969), « parfaite coïncidence et superposition de l’art et de la vie »12, écrira-t-il dans le certificat qui accompagne cette œuvre. Il n’en va pas autrement ici dans cette suite de photographies, déclinaison répétitive, où l’on trouve même une tentation de mise en abyme par la présence dans les images de projets de pochettes de vinyles, des dessins, des collages, des textes, qui renvoient eux aussi à d’autres travaux. Ces photos pour vinyles sont ainsi des natures mortes domestiques. Et domestique, en quelque sorte, la musique, l’ « Hard Music » en l’occurrence, l’est aussi, car c’est, au chaud, dans cette pièce au poêle à mazout, que Charlier joue de la musique et même s’enregistre. En témoigne le magnétocassette qui apparaît dans les photographies. Spécifiquement pour cette œuvre, tout en composant ses natures mortes, il compose de la musique et enregistre quinze cassettes qu’il fixe, dans leur boîtier, sur chacun des faux vinyles.
L’ensemble est bien sûr accompagné d’un certificat (il faut lire les certificats de Jacques Charlier, car ceux-ci sont toujours très pédagogiques, recelant bien des indices). Charlier y précise que les photos ont été réalisées dans la pièce d’habitation aménagée en studio léger au numéro 101 de la rue Albert Mockel à Liège, qu’il y a bien 15 enregistrements sur cassettes, que chaque morceau est différent et dure environ une demie heure, que ces performances psycho acoustiques ont été réalisées sur une durée de trois mois, l’effort de concentration devant être maximum et que, dès lors, ils ont été exécutés sans interruptions, ni reprises, ni retouches. Charlier précise enfin que le tout est destiné à être montré à la galerie Vega à Liège. Le soir du vernissage, en octobre 1975, alors que ces pochettes sont accrochées aux cimaises (aux côtés d’une série de dessins), Charlier donnera un concert devant un public attentif et typique aux vernissages d’expositions. Même Elisabeth Rona, fondatrice de +/- 0, s’est déplacée.
A l’heure où nous écrivons ces lignes, nous ne savons pas encore ce qu’il y a sur ces cassettes audio (minicassettes, musicassettes pour reprendre la terminologie propre à l’époque). Le son a-t-il été conservé sur ces bandes magnétiques ? Je suis curieux de découvrir ce que peut être une « expérience psycho acoustique » façon Charlier (ce qui relie les sensations auditives de l’être humain aux sons qui parviennent à ses oreilles, une branche de la psychophysique qui fait appel à l’acoustique, qui étudie la nature et les propriétés des ondes sonores, à la physiologie de l’audition, à la psychologie et aux sciences cognitives). Il s’en expliquera lui-même, dans le catalogue qui accompagne l’exposition « Aktuelle Kunst in Belgie. Inzicht/Overzicht. Overzicht/Inzicht » qu’organise le Museum Van Hedendaagse Kunst de Gand, en 1979. « Axés sur un rythme de base, écrit Charlier, les sens se tordent, se répercutent, deviennent voix, chorale, bruissante, obsessionnelle. La relation psychologique que j’entretiens avec le public me conditionne dans les trajets que j’effectue en jouant.Lorsqu’un équilibre momentané est atteint (température psychologie, qualité du son, du rythme), je fixe provisoirement dans l’espace, en corrigeant la position de mon corps par rapport à l’influx général. Le point fort se trouve toujours a des endroits différents : parfois aux alentours de l’ampli, parfois dans le public, intériorisé, extériorisé, etc. Lorsque l’entièreté du mouvement est exploitée, je change d’endroits pour découvrir d’autres possibilités de résonance, de ruptures, d’amplitude. Les changements d’accords n’interviennent que pour compenser l’émotion, la perte d’énergie, un relancer dans une suite de mouvements, m’aider à récupérer dans l’effort qui se prolonge »13. Décidément, « art is another way, art in another way ».
1 Jean-Michel Botquin, Zone absolue, une exposition de Jacques Charlier en 1970, L’Usine à Stars, Liège, 2006
2 Jacques Charlier dans les Règles de l’Art, Lebeer Hossmann, Bruxelles, 1983. Ce vidéo musical est créé à l’occasion de l’exposition Vidéo d’Artistes organisée par Michel Baudson durant le printemps 1975 au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles.
3 Un extrait de « Desperados Music », 1979, a été édité (édition 1/20) par la galerie Fortlaan 17, sous forme de CD audio et de DVD, en 2007.
4 Denis Gielen, Vanishing Point, Dans Jacques Charlier, Peinture pour tous, MAC’s Grand Hornu, 2015
5 Dans les Règles de l’Art, opus cit.
6 Au moment de ce concert milanais, Charlier expose à la Françoise Lambert également à Milan. Il y montre une série de ses caricatures (il croquera bien sûr Françoise Lambert au passage).
7 Notons à la fin des années 70 la participation de Jacques Charlier au groupe Terril qu’il fonde avec André Stas. Durant les années 80, Charlier produira une série de « chansons idiotes et chansons tristes » qui donneront également lieu à des performances publiques.
8 « On/Off, catalogue d’exposition, sous la direction de Sandra Kolten, commissariat Enrico Lunghi, Le Casino, Forum d’art contemporain, 2006
9 Dans « Love me for ever », texte inédit, archives Charlier
10 Dans le texte qui accompagne la réédition de « Desperados Music », 1979
11 Dans Les Règles de l’Art, op.cit.
12 Dans Les Règles de l’Art, op.cit.
13 Aktuelle Kunst in Belgie. Inzicht/Overzicht. Overzicht/Inzicht », catalogue, Gent, 1979.
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