JACQUES CHARLIER, PHOTOGRAPHIES DE VERNISSAGE, JE/NOUS, SALTO/ARTE, 1975.
Invité en janvier 1975 par Yves Gevaert à exposer au Palais des Beaux Arts de Bruxelles aux côtés de l’artiste d’origine japonaise On Kawara, Jacques Charlier décide de retourner le contexte artistique sur lui-même. Pour seule œuvre, il montre une impressionnante série de photographies prises dans divers vernissages durant l’année 1974. Ce ne sont pas les œuvres qui sont montrées dans ces expositions qui l’intéressent, mais bien le public même de ces rendez-vous, ce public restreint, toujours le même, en continuelle transhumance, qui se déplace d’exposition en exposition. Charlier est animé par le fait d’entrer en conflit ouvert tant avec ce qu’il appelle « le scoutisme poético – photographique » que le reportage dit sociologique. Ces photographies de vernissage procèdent de la même attitude qui l’a conduit à rassembler et introduire dans le domaine de l’art les documents et photographies professionnels du Service Technique Provincial où il travaille. « Je continue ainsi, expliquera-t-il, à interroger toute la problématique de l’indice sociologique de l’objet et de ses retombées, l’implication de celui qui montre, de ceux qu’il montre, de ceux à qui cela est montré »1. Ainsi, durant un an, court-il les grands-messes, la troisième triennale de Bruges, le Köln Projekt, les foires également, celle de Knokke, le Kunstmarkt de Köln très d’avant-garde, IKI à Dusseldörf. Il a rejoint le Stedelijk museum d’Amsterdam pour un vernissage de Sol Lewitt, rallié à diverses reprises le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles où exposent Marcel Broodthaers, Hanne Darboven, Robert Ryman, Dan Van Severen, Klapeck. Il s’est même immiscé dans les fêtes plus privées, celle donnée en l’honneur de l’infatigable Karl Geirlandt au musée de Gand, une soirée entre amis chez les collectionneurs bruxellois Nicole et Herman Daled. Le cadrage des photographies de vernissage est inspiré par les photos – rapport de Bertrand, le photographe du STP, un plan moyen « qui rend compte de l’ensemble de la situation », la terminologie est presque situationniste. Jacques Charlier est le présentateur de ces photographies, il ne les a pas prises lui-même. C’est Nicole Forsbach qui officie derrière l’objectif. A Yves Gevaert, il empruntera les photos prises lors de la soirée chez les Daled. Et il confiera à Philippe de Gobert ainsi qu’à Nicole Forsbach la mission de photographier son propre vernissage, soit un public en train de regarder des photographies de gens en train, eux-mêmes, de regarder des publics de vernissages, tout en tentant de s’y reconnaître ou de reconnaître d’autres têtes connues. « C’est là exactement le contraire de l’œuvre centrée sur l’artiste, écrira-t-il, et aussi l’opposé de la photo de vernissage habituelle où l’on restitue la perspective morale inhérente à l’exposition… L’artiste, les organisateurs, les personnalités connues en gros plan et à l’arrière le public faisant de la figuration ». Sans aucun doute, Jacques Charlier renvoie le spectateur de ces photographies à lui-même, comme il rend compte des rites d’une société bien définie. Perçues avec le recul du temps, elle nous donnent une vision panoptique du monde de l’art contemporain, de son public, de ses protagonistes et ont acquis une indéniable valeur d’archive de tout premier plan.
Jacques Charlier donnera une suite à ces Photographies de Vernissages quelques semaines à peine après l’exposition du Palais des Beaux-Arts, à l’occasion d’un événement singulier qui marquera les esprits, je veux parler de l’exposition « Je/Nous – Ik/Wij » qui est organisée au Musée d’Ixelles en mai 1975 et de son corollaire, cette désormais mythique soirée Salto/Arte qui se déroulera sous un chapiteau de cirque installé place Flagey le soir même du vernissage de l’exposition. Virginie Devillez, à l’occasion d’un colloque organisé en 2007 sur les « formes contemporaines de l’art engagé »2 a largement commenté et contextualisé cet événement qui touche autant à l’histoire politique et médiatique qu’artistique. Revenons néanmoins sur le cadre de cet événement à la fois solidaire et protestataire, avant d’aborder l’œuvre de Jacques Charlier.
A l’origine de cette histoire, il y a deux hommes : Jean-Claude Garot, d’une part, homme de presse qui a créé le mensuel d’extrême gauche « Le Point » sur le Campus du Solbosch à l’Université Libre de Bruxelles en 1965 et Isy Fisman de l’autre, collectionneur anversois, connu pour ses opinions d’extrême gauche, qui a soutenu et animé l’espace alternatif A379089 à Anvers, « un anti-musée, une anti-galerie, un centre de communication où la culture sera mise en question »3 dont la direction sera confiée à Kasper König. Les deux hommes sont en effet compagnons de route, depuis les débuts du « Point ».
Le mensuel « Point » cesse de paraître en 1972 ; les raisons sont nombreuses et dépassent le cadre de cette notice. Il sera très vite remplacé par « Pour », dont le titre complet est « Pour écrire la liberté », toujours à l’initiative et sous la direction de Jean-Claude Garot. Isy Fizman déclarera plus tard : « A l’époque, il était de bon ton d’être contre tout, nous, nous voulions créer un journal positif, c’est alors que nous est venue l’idée du titre Pour écrire la liberté ». Dans le manifeste fondateur de « Pour » on peut lire : « Nous sommes pour que le peuple prenne la parole et la garde (…) pour que naisse, vérifié dans la pratique sociale et dans les luttes à la base, un mouvement révolutionnaire de masse ( …) pour participer l’élaboration d’une nouvelle stratégie qui conduira les pays industriels à une société socialiste (…) pour que dans la vie de tous les jours, les militants de POUR établissent avec les gens des rapports humains, vrais, chaleureux et libre. (…) pour riposter (…), pour nous battre et attaquer nos oppresseur sur chaque terrain que les gens concernés choisiront avec nous. »4 Proche de la gauche radicale et anti-stalienne, la ligne éditoriale de l’hebdomadaire se situera au confluent des idées libertaires de Mai 68, d’un marxisme plus orthodoxe et des nouveaux mouvements sociaux. L’essentiel du contenu du journal est constitué de reportages sur les travailleurs en grève, le féminisme, l’homosexualité, les comités de quartier, l’antimilitarisme, l’écologie politique, le mouvement antinucléaire.
Afin de garantir son indépendance, « Pour » refuse dès ses débuts toute forme de publicité en ses pages. L’hebdomadaire survit dès lors grâce aux dons, à l’énergie de son collectif, à l’obligeance d’un banquier5 et au soutien que lui accorde le quotidien « Le Monde ». Il se trouvera néanmoins très vite financièrement acculé. En 1974, Isy Fiszman propose dès lors à Garot de lancer une large opération de soutien et de faire appel aux artistes, dont certains sont déjà sympathisants de l’action de l’hebdomadaire. Le projet consiste à « réunir l’avant garde artistique et son expression la plus engagée », à témoigner du soutien que certains artistes ont déjà apporté au Point et à Pour (parmi ceux-ci, on compte Joseph Beuys, Sol LeWitt et Carl Andre) et enfin, à proposer à toute une série d’artistes de rejoindre ces précités afin de sortir définitivement l’hebdomadaire des séquelles des multiples répressions dont il a été l’objet ».5 « Pour » lancera un appel à une soixantaine d’artistes auxquels il demande de « contribuer à l’existence de tout ce qui fut sans cesse réprimé, parce que nous défendons les libertés démocratiques et que nous mettons tout en œuvre pour que les hommes puissent devenir capable de résoudre leurs problèmes eux-mêmes dans une société égalitaire et libre, où l’exploitation de l’homme par l’homme serait enfin abolie ».6 Très vite, Izy Fisman se tournera vers Harald Szeeman afin de lui confier le commissariat de l’exposition, ensuite vers Jean Coquelet, directeur du musée d’Ixelles qui, sympathisant de la gauche, acceptera le projet que lui propose le commissaire d’expositions suisse. Il faudra d’ailleurs toute la diplomatie et le professionnalisme du tandem Coquelet /Szeeman pour mener l’aventure à bien, calmer les ardeurs politiques, ne pas prendre l’autorité de front et contourner les risques de censure7. L’exposition se déroule en effet dans un musée communal et la majorité au pouvoir à Ixelles est libérale. C’est Szeeman qui propose le titre « Je/Nous – Ik/Wij » qui défend l’idée fondamentale de la place de l’individu au sein de la collectivité. C’est Jean Coquelet qui prend contact avec les artistes pressentis, arguant « du pouvoir et de la puissance de l’avant-garde artistique »7. C’est Harald Szeeman enfin qui a l’idée de cette soirée sous chapiteau place Flagey et à laquelle il donne le nom de Salto/Arte. Le commissaire de « Je/Nous » estime qu’une « exposition est intéressante mais qu’un spectacle d’une autre dimension est encore mieux ».8
Tant la liste des participants à l’exposition9 que celle de ceux qui prendront part à Salto/Arte est impressionnante, une bonne part de la mouvance conceptuelle internationale, prise au sens large, est présente ; bon nombre d’artistes qu’Harald Szeeman avait déjà invité à la Documenta V de 1972 ont répondu à l’appel. Jacques Charlier est des deux côtés : il accroche au musée d’Ixelles, il donnera un concert sous le chapiteau de Flagey. Et surtout, il photographie, ou du moins, comme dans le cas des Photographies de vernissage qu’il a déjà produites, il demande à Nicole Forsbach de photographier l’événement. L’indice sociologique, toujours, l’objectif tourné vers le public présent et bien sûr vers les artistes. Pas besoin de croquer ces derniers, de les caricaturer : le rituel, cette fois, est tellement singulier qu’il se suffit à lui-même, celui de l’artiste effectuant le grand salto du saltimbanque, celui de l’artiste dans la posture du clown. En 2010, alors que Jean-Max Colard et Claire Moulène, journalistes aux Inrocks l’interroge sur le décès de Sigmar Polke, Christian Boltanski leur répond : « La mort de cet artiste en juin dernier m’a marqué. J’ai une immense admiration pour son œuvre. Il était original, joyeux, bouffon et a ouvert de nouvelles voies au sein de la peinture, (…) Je le connaissais peu. On avait participé ensemble à un cirque à Bruxelles : Beuys jonglait, moi je marchais sur les genoux et Polke faisait le clown ».10 De fait, trois clichés de ces photos de Jacques Charlier témoignent de la performance de Christian Boltanski, se déplaçant sur les genoux, pieds tournés vers l’intérieur, grotesque contorsionniste, figure même de toute aliénation. Sont-ce des performances ? Des attractions ? Une grande parade ? Il y a là Anatol qui apparaît masqué et couronné tel Ubu Roi. Panamarenko se déguise en magicien chinois et fait voler un hanneton électrique, Ben déroule du papier WC et le tend dans l’espace – un geste de plus -, avant de jouer au piano (« J’ai peint ce piano en blanc (…. de G. Maciunas) Fluxus, Ben 1975, Bruxelles »), piano sur lequel Joseph Beuys se commettra avec sa cane dans quelques contorsions à l’équilibre précaire. Robert Filliou, barbe postiche et casque de chantier sur la tête rend hommage à Georges Brecht (« Fin de poème. Port du casque obligatoire »). L’artificier Pierre-Alain Hubert fit des « fumigations de pythie », écrira Henri Van Lier dans « La Relève » (« qui obligèrent l’assistance à un entracte pour assainissement des lieux »).11 Jacques Pineau fait une lecture avant de se lancer dans une série de pitreries, sortant divers accessoires de sa valise. Jacques Charlier, lui, joue l’une de ses compositions à la guitare électrique. Le clou du spectacle est, enfin, assuré par le duo Kaka Lemoine – Katharina Sieverding, la première lançant des couteaux autour du corps de la seconde. Joseph Beuys, pas très rassuré et cigarette au bec, ainsi qu’Isy Fisman accepteront ensuite de servir de cible. Frémissements dans le public. Car bien évidemment, celui-ci est présent au fil des clichés ; dans l’ombre et sous ce chapiteau de cirque, il est même omniprésent et l’on reconnaît quelques figures bien connues de la scène artistique bruxelloise. Encore aujourd’hui, les « j’y étais » ou « je n’y étais pas », souvent suivi d’un « parce que » justificatif sont de mise.
Si l’essentiel de ces photographies concernent la soirée sous chapiteau, quatre planches évoquent l’exposition « Je/Nous ». On constatera qu’il y a peu de photos… du vernissage lui-même, juste l’une ou l’autre, où l’on découvre quelques personnes devant les œuvres de Jacques Charlier. Oui, c’est une déclinaison du « Je/Nous » façon Charlier qui prévaut ici, y compris par rapport aux œuvres qu’il a décidé de montrer. Certes, il y a cette vue extérieure du musée qui géolocalise le travail, mais elle nous montre surtout « Pour peindre la façade du musée d’Ixelles, 1975 » installation in situ de Daniel Buren qui rythme les vitres de la façade latérale du musée. Et l’on sait tout l’intérêt que Charlier a porté aux travaux du groupe BMPT.12 Au fil des clichés, on découvre Joseph Beuys installant son travail avec ses assistants, Jean Coquelet lui-même, maître d’œuvre, la famille, Nicole et Laurence, et les amis, l’artiste Michel Boulanger par exemple. Derrière cet anonyme (peut-être est-ce un assistant du musée), on découvre un coin de toile de Ben Vautier. Puis il y a ces magnifiques clichés de Laurence, la fille de Jacques Charlier, juchée, telle une stylite, sur le sommet de la colonne de marbre blanc de James Lee Byars, une des toutes premières versions de « The Golden Tower » et James Lee Byars lui-même, vêtu de son costume lamé or, chapeauté et chaussé de ses célèbres souliers noirs et vernis qui virevolte autour de son œuvre. Enfin, on découvre les œuvres que Charlier a sélectionné pour l’exposition, un ensemble de dessins, ce petit monde de l’art et ses acteurs, qu’il observe sans relâche avec l’humour qu’on lui connaît ; une peinture également faite à même une porte vitrée, des crabes toutes pinces dehors, flanqués des pronoms personnels Je/nous, un panier de crabe, n’ayons pas peur des mots, ce royaume de le peau de banane, de la rumeur assassine, du grouillement des pinces menaçantes qui donne l’impression que les crabes entassés cherchent à s’entredévorer. Une image du monde de l’art ? Du monde tout court ? Au dessus de la scène du chapiteau de Flagey, les organisateurs ont déroulé une longue banderole : « Il faut changer l’art, il faut changer l’homme ».
1 Jacques Charlier, Dans les Règles de l’Art, Bruxelles, Lebeer-Hossmann, 1983
2 Virginie Devillez, « Je/Nous » Le cas des années 1960 et 1970 en Belgique, dans Les formes contemporaines de l’art engagé, de l’art contextuel aux nouvelles pratiques documentaires, La Lettre Volée, Bruxelles, 2007
3 Virginie Devillez, ibidem
4 Dans Protest, Art + Design, Piasa, Paris, 2014
5 Christophe Lamfalussy, « Pour », turbulent enfant de Mai 68, dans La Libre, mai 2008
5 Dans le catalogue de l’exposition « Je/Nous », cité par Virginie Devillez, ibidem
6 Protest, ibidem
7 Virginie Devillez développe ce sujet sur base des courriers échangés entre Harald Szeeman et Jean Coquelet, courriers qui figurent dans le catalogue de l’exposition
7 Virginie Devillez, ibidem
8 Protest, ibidem
9 Anatol, Carl André, Richard Artschwager, Iginio Balderi, Ben, Joseph Beuys, Christian Boltanski, George Brecht, Daniel Buren, James Lee Byars, Jacques Charlier, Christo, Roy Colmer, Pierre Daquin, Hanne Darboven, Walter De Maria, Öyvind Fahlström, Robert Filliou, Hans Haacke, Pierre alain Hubert, Douglas Huebler, Jörg Immendorf, On Kawara, Edward Kienholz, Christof Kohlhöfer, Jean Le Gac, Sol LeWitt, Bernd Lohaus, Konrad Lueg, Ingeborg Lüscher, Annette Messager, Tony Morgan, Nicola, Hermann Nitsch, Yoko Ono, Panamarenko, A.R. Penk, Jacques Pineau, Arnulf Rainer, Daniel Spoerri, Klaus Staeck, Niele Toroni, Paul Van Rafelghem, Lawrence Weiner. (D’après le catalogue de l’exposition)
10 Dans Les Inrocks, décembre 2010.
11 Cité par Virginie Devillez, ibidem
12 Jean-Michel Botquin, Zone Absolue, une exposition de Jacques Charlier en 1970, L’Usine à Stars, Liège, 2006
Jacques Charlier
Salto/Arte,Je/Nous, Ixelles 1975, photographies de performances, 1975, 102 photographies NB de Nicole Forsbach et certificat tapuscrit, (12) x 50 x 60 cm
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