Maurice Pirenne
Le plat d’étain, 1967
Huile sur panneau, 33 x 26 cm (encadrée 35 x 29 cm)
Non datée non signée
Danielle Gillemon, à l’occasion de la double exposition organisée en 1994 par le Centre d’Art Nicolas de Staël à Braine l’Alleud et Espace 251 Nord à Liège. Ce texte a été initialement publié dans le journal Le Soir.
L’anglais, plus judicieux que le français, dit «still lifes» (vies silencieuses) pour natures mortes. Rien n’est mort en effet dans ces peintures anciennes qui font arrêt sur image, s’attardent sur les offrandes du jour et renvoient paradoxalement à l’éternité. Quelquefois des pétales fanés, une écorce de fruit, un insecte, une coupe de vin en un certain ordre assemblés rappellent à notre bon souvenir la vanité de l’humaine condition.
Rien n’est mort dans la nature morte, tout y vit, au contraire, intensément mais une dernière fois. La mélancolie est de mise, l’enchantement et le désenchantement vont de pair. Dans la peinture moderne, le sentiment de l’absurdité a remplacé celui de la vanité. Il n’a pas pour autant relégué les «vies silencieuses» au rang des vieilleries. Simplement il en a changé le sens. Cézanne, bien sûr, et dans son sillage les cubistes mais surtout Morandi ont tourné autour du pot qui, en l’occurrence, pouvait s’avérer pichet, flacon, bouteille, vase, tout objet susceptible de mettre en valeur le mystère quotidien de la pure présence.Maurice Pirenne, écrit André Blavier dans un petit livre fin et précieux, à l’image du peintre, est un peintre moderne à condition d’entendre par peinture moderne non quelque démarche fracassante, agressive ou exhibitionniste (…), mais un certain frémissement qui témoigne à travers la simplicité, l’humilité voulue des thèmes d’une participation strictement contemporaine à l’essence d’un monde: le nôtre aujourd’hui immédiat et pourtant mystérieux. On ne pouvait mieux dire.
Ce Verviétois de souche vécut de 1872 à 1968. C’est dire si sa longue vie s’inscrit entre deux dates importantes, l’une qui marque l’avènement de la peinture moderne, l’autre qui a l’air de la conclure. Mais Pirenne, s’il sent profondément certains artistes comme Chardin avec qui il a bien des affinités (la géométrie de la construction et l’espèce de coercition des formes) ou Lebrun, ce peintre d’intérieurs «hantés» à force d’immobilité, n’a cure de ce qui se passe ou trépasse autour de lui. Ne s’est-il pas fait lui-même après une vaine tentative pour s’inscrire à l’atelier de Gustave Moreau à Paris, fréquenté de près Degas qui d’ailleurs n’a pas ménagé ses encouragements? Solitaire et modeste, lit-on dans les notes biographiques… C’est qu’une obsession l’habite et ne lui laisse pas le moindre répit: il lui faut se saisir de l’objet modeste lui aussi – pot, bouteille, tabatière, robinet… – et au-delà du coin de chambre, de la fenêtre ou de la porte qui les encadrent. Puis «restituer» cet objet, comme disent les historiens de l’art. S’imprégner de lui, l’investir, l’habiter, vivre en lui, «se faire citron», par exemple, de manière à ne pas en trahir la vérité propre, à manifester dans le tableau quelque chose de l’étrangeté des choses au monde qui est d’ordinaire le souci des philosophes.
Fameux programme qui exige patience et longueur de temps et qui, c’est bien simple, lui a pris toute la vie. Ce n’est en effet que dans les années cinquante et, par excellence, pendant les dix dernières années de sa vie, que Pirenne atteint, avec une extrême économie de moyens, une pauvreté délibérée, à une forte intensité de la représentation et corollairement à une grande et pénétrante beauté. Avant cela, il donne sans doute des tableaux attachants, coins de Verviers, paysages de ville sur lesquels empiète encore la campagne, mais qui sont loin de valoir les «natures mortes» ultérieures dont le rayonnement est le fruit d’un accord serré entre une construction simplifiée mais très méditée et l’architecture de l’objet à qui elle sert d’écrin.
Il y a moins décantation du réel (le peintre n’est nullement tenté par l’abstrait) qu’atténuation progressive et élimination des effets plastiques qui peuvent tuer l’objet de la peinture. Tout peintre bien né tend à cette espèce de «constriction» formelle et à cette intelligence géométrique dont Chardin, au XVIIIe siècle, s’était fait le champion. L’enjeu n’est autre que la permanence d’un ordre métaphysique, l’acharnement à manifester derrière la sérénité troublante des apparences le sens et le non-sens du monde.
Si la vie paraît se retirer des coins de chambre de cette époque tardive, si la lumière baisse jusqu’à ne plus former, parfois, qu’un rai lumineux (seule raison d’être d’un tableau comme «La porte entrouverte» ou le «Grenier»), si la couleur elle-même se cantonne dans une gamme sourde de bruns, de gris, de tons verdâtres parfois éclairés du jaune vif d’un citron ou du blanc gris d’une faïence, c’est pour qu’il soit permis au mystère lui-même, décidément inentamable, de fourbir ses armes dans la pénombre.
Ainsi le pot à tabac dans l’un des plus beaux tableaux, presque noir sur noir, n’est pas une quelconque céramique mais un objet métaphysique, presque une bombe de ce point de vue, qui se nourrit des épaisseurs du climat.
Maurice Pirenne
Chaise et porte, 1966
Pastel sur papier, 19,5 x 25 cm (encadré 27 x 22 cm)
Signé et daté en haut à gauche. 10.1966
Jean-Marie Klinkenberg, dans « Une Chambre à Soi, publication du Centre d’Art Nicolas de Staël, Braine l’Alleud, 1994
De même qu’il y de la poésie pure, il y a de la peinture pure.
Pirenne en est peut-être un des meilleurs représentants. Car sa pratique – on n’ose dire son art -, est de celles qui ont, de la manière la plus subtile et donc la plus efficace, pris d’assaut ce principe selon lequel la peinture serait tenue de représenter le monde.
Il y a diverses manières d’abolir cette contrainte. L’art abstrait en est une. Mais, de la même manière que l’hypocrisie rend hommage à la vertu, l’abstraction, où Pirenne voyait une forme d’onanisme, confirme encore le pouvoir du mimétisme en le niant. C’est en feignant de s’installer au cœur de la représentation que Pirenne, anarchiste tranquille, entreprend d’annihiler cette dernière.
Car feinte il y a. Quoi de plus rassurant, au premier abord, que l’univers pirennien? Tous les signes de la réalité idéologiquement la plus épaisse y sont concentrés: vestes d’intérieur, cache-poussière et visières de lustrine; meubles cirés et baromètres; enfants sages et couples petits-bourgeois; pains, pipes, pommes et patates.
On range les armoires, on contemple la ville, on attend les trams. La cafetière est sur la table; les chevillettes sont tirées; les bobinettes choient proprement. Trop ordonné, ce monde ! Il tire l’œil. Sauf celui du placide amateur de scènes reposées, d’intérieur et de nature: lui qui déjà aime être dupe, la critique l’a définitivement anesthésié en lui assurant qu’il n’avait affaire, après tout, qu’à un « intimiste verviétois ».Mais feinte il y a. L’aimable est redoutable. Pirenne détruit la représentation au moment même où il vous la peaufine. Et il le fait de deux manières. Une: en disqualifiant résolument le référent. Deux: en substituant à la réflexion sur la chose un projet de médiation entre les choses, qui renvoie celles-ci au rang d’abstraction.
On l’aura vite compris: Pirenne ne s’intéresse pas vraiment à ses buffets et à ses pipes. Si c’eût été le cas, que ne les eût-il systématiquement mis au centre de sa « composition » En ce lieu, le bon artiste mime avec succès le travail dont se charge la rétine, qui est d’assurer une correcte scrutation … Non: tous ses accessoires, Pirenne choisit presque toujours de les refouler aux marges du champ de vision, voire à l’extérieur de ce champ. Cette chaise n’est plus là, à gauche, que par l’extrémité de son dossier; ce meuble n’est présent, à droite, que par son angle. Tous deux n’ont d’existence que hors champ … Entre les deux: l’espace. Le décentrement est si bien une loi de l’œuvre que lorsque le peintre modifie sa mise en page, c’est le centrage même qui apparaît comme ironique: ce pot de terre est trop massif, cette cheminée est trop phallique. D’ailleurs, lorsque le rapport des masses est centré, c’est le titre qui nous invite à la fuite. Une cruche sur une chaise? Cela s’appelle ‘la brosse’. Cette tête de mort? Ce sera ‘le té’.Aussi n’a-t-on rien dit lorsqu’on a prononcé le mot d’intimisme. Car l’intimisme, c’est la clôture sur un univers rond et pleinement signifiant. On parlerait déjà plus adéquatement d’univers synecdochique: la partie pour le tout. Pirenne semble être le témoin d’un monde concassé, où l’objet a perdu ce que les usages sociaux lui conféraient de rassurant; où les valeurs sont tourneboulées, l’allumette prenant soudain autant d’importance que le feu.
On a beaucoup glosé sur la progressive réclusion pirennienne. Toute l’œuvre serait inscrite dans un lent mouvement de dépouillement: du monde auquel on participe au monde que l’on contemple de sa fenêtre; de celui-ci à l’objet intérieur; de l’objet à sa partie.
Mais n’est-ce pas encore trop de parler d’objets fracassés et défonctionnalisés? Cet univers serait-il donc celui de la pauvreté assumée, et de l’ascèse? Ou encore celui de la ruse stoïcienne, laquelle réduit le désirable à une maquette, pour le mieux posséder?
Non. La pauvreté n’a rien à voir avec le néant, avec lequel elle n’est pas commensurable. Le néant est un renoncement autrement plus risqué. Le repli pirennien va plus loin encore qu’on ne le croit: au delà des dimensions du plus petit objet discernable. La chose déjà refoulée n’est bientôt plus là que par indice: la vibration que laisse l’orange quand elle n’est plus, l’ombre d’une ficelle sur un mur nu. Car après la mort de l’objet, il reste la vision pure. Bref, le mouvement ne va pas du grand au petit: il va de l’extéroceptif à l’intéroceptif. Il n’y a pas intimisme mais négation des mondes – intimes ou pas -, nécessaire pour s’installer au centre de soi.
Pirenne nous pousse bien dans une sorte de néant. Pour nous en persuader, considérons ce qui constitue le motif emblématique de sa peinture: la porte entr’ouverte. Cette porte est-elle vraiment porte? Réduite à son battant, à son bouton, à son immobile ouverture, n’est-ce pas plutôt un outil à déranger le monde? Car la porte pirennienne n’existe pas comme panneau plein, placide gestionnaire de ce qui doit être ici et de ce qui doit être là. Elle ne s’impose que par la minceur de sa tranche, champ-limite. L’objet était déjà refoulé hors du champ, par une poussée centrifuge; suggérant un autre mouvement, de fuite celui-là, l’entrebéance de la porte abandonne ce qui en reste dans l’avant-champ.
L’espace, alors, s’ouvrirait-il sur une autre réalité, plus solide, plus pure, plus réelle que celle qui est en deçà des portes? Ou alors sur le vide; ce qui serait encore une autre manière de dire le certain? Non: l’incertaine porte de Pirenne ouvre sur ‘de la chose’. Sur un magma qui n’est rien, ne dit rien, ne signifie rien, mais d’où sourd, comme une matière qui s’offre au modelage, une lumière brute et plastique. Car ce que Jacques Stiennon nomme une « clarté duveteuse », parlant de celle qui fait vibrer chaque portion d’espace, n’est rien qu’une autre synecdoque: cette clarté du pastel (même lorsqu’il travaille à l’huile, Pirenne est encore pastelliste) est là pour toute lumière. La lumière, seule matière. Qui, antérieure à tout discours structurant, abolit celui-ci en nous renvoyant au magma océanique. (…)
(…) Apparaît ainsi un Pirenne médiateur. Dedans et dehors, univers et molécule: les contraires restent les contraires, mais admettent que leur contrariété peut être rachetée.
Car si l’on disqualifie le monde, c’est peut-être pour mieux l’atteindre. L’oeil et la lumière, données brutes.
Avec elles, rien n’est joué. Mais tout peut survenir. Tout est prêt pour la création: l’outil oeil pourra, s’il le veut, sculpter dans la matière lumière. L’infiniment rien, promesse du tout. Est-ce cela qu’André Blavier nomme le réel absolu, ou encore l’intimisme cosmique?Mais cette quête a quelque chose de désespéré. Car se détacher de l’objet, refuser les signes, c’est nécessairement rencontrer cette vérité: on ne peut abolir le signe qu’avec d’autres signes. Au moment même où l’on refuse le signe, on confirme son empire.
Il faut voir une manifestation de ce désespoir dans les répétitions compulsives qui scandent l’oeuvre, toujours plus obsédantes. On est pris de vertige devant le retour obstiné du même coin d’appui de fenêtre, sur lequel vient tomber la même cordelette de vasistas. Toujours la même clenche, la même suspension à contrepoids. Comme si la répétition du signe pouvait venir à bout de la réalité qu’il traduit et trahit chaque fois à nouveaux traits.
Alors, la représentation resterait-elle, à la fin, victorieuse? Non. Car à la médiation thématique – tout entière
contenue dans ce fil de lumière qui coule entre les gonds – s’ajoute une médiation plastique
Ce texte, a été repris et enrichi dans : Jean-Marie Klinkenberg, Voir faire/Faire voir, Essai / coll. Hors collection 14,8 x 21 cm / 160 pages, ISBN 978-2-87449-103-0, 2010
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