Canalisations souterraines, une caricature des dernières tendances paysagistes. 1969, Installation vidéo. Film performance de Jacques Charlier filmé en septembre 1969 sur le terril de Saint-Gilles à Liège. Caméra : Nicole Forsbach. Sonorisation : Jacques Charlier. Couleurs. 13.20 min. Suite de coupures de presse prélevées dans des revues de travaux publics parvenant au Service Technique Provincial de la Province de Liège, projetées en diapositives. Accompagnée d’un certificat signé et daté Jacques Charlier, 1968.
Jacques Charlie est dessinateur expéditionnaire au Service Technique Provincial de la Province de Liège. Quotidiennement, il trace des canalisations, des profils de route, normalise des cours d’eau, dessine l’implantation de zonings industriels et introduit ces réalités professionnelles dans le champ de l’art contemporain, les dédiant, avec une étrange lucidité, aux amateurs de minimalisme, d’art pauvre ou de land art. Rares sont ceux qui comprendront qu’il s’agit d’une réponse très radicale et conceptuelle aux discours des Nouveaux Réalistes, aux artistes Pops qui, les uns et les autres, introduisent dans l’art des réalités sociales, urbaines, publicitaires, médiatiques. Charlier introduit dans le champ de l’art ses réalités professionnelles, et celles-ci concernent, entre autres, le fait de recomposer le paysage en fonction même de la nature des travaux publics. Il se crée ainsi une fiction personnelle, il prend ses distances par rapport aux discours théoriques en pratiquant un humour piquant, il les assimile avec une surprenante acuité. C’est en fait une forme vécue, un activisme qu’il pratique, dit-il, sans exaltation. En 1969, l’artiste gravit le terril de Saint Gilles aux abords de Liège, armé d’une pelle et d’une pioche, accompagné par la photographe et cinéaste Nicole Forsbach. Au sommet, à grands coups de pioche, il saigne cette colline résiduelle, creuse une tranchée, y dépose un linceul et tel un Sisyphe moderne, rebouche le trou, ensevelit ainsi cette « terre démobilisée ». La performance est filmée avec pour seuls témoins de hasard deux gosses endimanchés. Certes, on pourrait lire cette performance comme une caricature, une sorte de «land art parodique et de proximité » alors que Robert Smithson s’apprête à investir le Grand Lac Salé, excusez nous du peu; mais ce serait trop court. Lorsqu’il redescend du terril, Charlier accompagne son film d’une création sonore proche d’une musique minimale et industrielle et, surtout, décide de projeter par-dessus des diapositives de canalisations, de celles que le Service Technique Provincial installe sous les paysages de la région. Et il écrit à leur propos : «Leur caractère énigmatique peut non seulement rivaliser avec certaines recherches plastiques contemporaines, mais aussi les dépasser par leur monumentale capacité d’expression. Mais cela, personne ne le dira jamais, ou peut-être trop tard. Ainsi en est-il de l’art d’aujourd’hui qui détourne à son profit, sous l’alibi d’une création ésotérique, la réalité du travail, insupportable pour la minorité culturelle dominante» .
Jacques Charlier présentera ce film, à Liège, en 1970, lors d’une exposition qu’il intitule «Zone Absolue» . Celle-ci est une satire du tout béton, de l’urbanisation galopante, une œuvre nourrie par la littérature situationniste et anarchiste en vogue fin des années 60, une proposition délirante de résoudre de la façon la plus sauvage et radicale la problématique de l’habitat et de la circulation dans les villes. A titre monumental, expérimental et pédagogique, Jacques Charlier projette d’installer, dans l’espace public, côte à côte, une dalle de béton et une zone arable de mêmes dimensions. La première est lisse et minimale comme l’idéal sculptural de Carl André, ce principe d’une simple juxtaposition d’unités standard de plaques industrielles posées au sol les unes à la suite des autres, sans aucune hiérarchie de place ni de volume, ce que Charlier, en bon spécialiste de la voirie nommera non sans humour, une « sculpture horizontale ». La seconde zone est, elle, parfaitement naturelle, collective et anarchique. Charlier veut inviter qui le souhaite à y planter la végétation qu’il veut, un chaos végétal, une biodiversité extrême et incontrôlée, concentrant jusqu’à l’exaspération ce fantasme naturaliste, et nostalgique, véhiculé par tous les tenants du retour à la terre, des hippies les plus illuminés aux Zépétistes les plus effrénés. Remblayons la ville, accélérons l’urbanisation béton ! Laissons au contraire la nature reprendre tous ses droits : l’installation, destinée à se pérenniser, parfaitement dimensionnée, fonctionne comme une structure zygote, un espace d’intention aux propositions de même proportions mais parfaitement antagonistes. Le jalon et le théodolite sont effet des outils critiques. En fait, cette «Zone Absolue» agit aussi comme une réponse à deux œuvres contemporaines de Robert Smithson : «Asphalt Rundow», d’une part, ce déversement d’asphalte pour métaphore entropique le long d’une colline dans la région de Rome, réalisée en 1969 et, d’autre part, «Floating Island to travel around Manhattan », cette barge emplie de rochers, de terre, plantée d’arbres et de végétaux reproduisant le biotope de Central Park qui, quelques mois plus tard, fit lentement le tour de la presqu’île de Manhattan. Elle agit, enfin, comme un monument extrême, critique de tous les extrêmes, au-delà même des discours idéologiques contemporains à sa création. Radicalement, elle ne fut jamais réalisée, réduite à un pur concept, une intention, matérialisée par une simple ligne au sol divisant en deux part identiques l’espace d’un lieu d’exposition. (Jean-Michel Botquin)
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