(…) C’est à une autre mystique et non des moindre, Thérèse d’Avila, que Jacques Charlier fait appel lorsqu’il installe « Himmelsweg » (1987) en Pierreuse à Liège, chapelle Saint-Roch, en 1991. Un passage écrit par Thérèse d’Avila retient toute son attention : « Tout ce que les livres nous disent des déchirements et des supplices divers que les démons font subir aux damnés, tout cela n’est rien auprès de la réalité : il y a entre l’un et l’autre, la même différence qu’entre un portrait inanimé et une personne vivante, et brûler en ce monde est très peu de chose, en comparaison de ce feu où l’on brûle dans l’autre » (1). « Himmelseg », chemin du paradis, évoque la résurrection de la chair, la faute, l’enfer, le génie du mal et ses entreprises séductrices, tout comme le tunnel de la mort des camps d’extermination nazis. Ceux-ci donnent le nom d’« himmelsweg » à la rampe d’accès composée de barbelés et de branchages qui mène à la porte des chambres à gaz.
Ah, que l’image du Malin peut en effet être séduisante ! Jacques Charlier réinvestit une oeuvre majeure de la sculpture romantique, deux versions du « Triomphe de la Religion sur le Génie du Mal », l’une par Joseph Geefs, l’autre par son frère Guillaume, la première conservée aux musées royaux des Beaux-Arts de Bruxelles, l’autre assise au pied de la chaire de vérité de style gothique fleuri de la cathédrale Saint-Paul à Liège, là même où l’on devrait trouver… la première. Oui mais voilà : l’ange déchu sculpté par Joseph Geefs fut considéré comme trop sublime. « Joseph campe un éphèbe songeur qui, le sceptre brisé et la couronne au bout d’une main lasse, séduit par sa beauté ambiguë », écrit Jacques Van Lennep à qui l’on doit une passionnante étude sur le sujet (2). A part les ailes de chauve-souris, c’est un homme à la grande beauté classique, quasi nu, un drapé lui frôlant l’aine ; sa taille a la courbe serpentine. Il est jeune, lisse et gracieux, presque androgyne. Même le serpent semble s’alanguir à ses pieds. Les paroissiennes ne resteront pas de marbre devant cette sculpture plus proche d’Adonis que de Lucifer et qui, d’ailleurs, semble provoquer une singulière dévotion et ferveur populaire. Devant tant d’intensité charnelle, la fabrique d’église commandera une seconde version de cet ange déchu, cette fois à Guillaume Geefs. Celui-ci représentera l’ange des ténèbres un tout petit peu moins dénudé, hanches drapées et dissimulées, cornu afin de le déshumaniser, plus proche ainsi de l’iconographie satanique. A ses pieds, roule la pomme de la faute consommée puisque marquée d’une morsure. Enchaîné et donc plus prométhéen que son prédécesseur, visage crispé, Lucifer se protège la tête du châtiment divin, ce qui bien sûr, est plus conforme à la commande d’origine et rassurera le clergé. Dans l’installation de Jacques Charlier, la photographie encadrée de la sculpture de Guillaume Geefs surplombe un guéridon drapé de noir. De lourdes chaines sont disposées sur l’étagère inférieure. Sur le guéridon, il ya trois livres : une étude carmélitaine sur Satan, un vieux livre scientifique sur l’Air ainsi que « Le Mémorial des Juifs belges exterminés à Auschwitz ». C’est là, la réalité du génie du mal ; et la plus grande faute serait l’oubli.
Il n’est évidemment pas anodin que Charlier choisisse une étude carmélitaine parmi les trois livres déposés sur le guéridon. Il crée, en effet, cette oeuvre alors que bat son plein la polémique du Carmel d’Auschwitz (1984 – 1993), installation à l’intérieur du camp d’extermination d’une congrégation de Carmélites, point de départ d’une crise grave qui dépassa très vite le conflit religieux, pou s’installer dans le sens même de l’histoire polonaise et mondiale. Appropriation de la mémoire, instrumentalisation des images, « Auschwitz est de plus en plus déconnecté de l’histoire qu’il a produit », pour reprendre les termes d’Annette Wieviorka. (3) D’aucuns se rendent compte qu’une mémoire saturée est une mémoire menacée dans son effectivité même, et qu’il est difficile de savoir ce qu’il faut faire pour désaturer la mémoire par autre chose que l’oubli. Comment dès lors réinventer la mémoire, une mémoire en processus, une mémoire qui ne soit pas qu’un résultat, sachant que l’oubli provoque la chute éternellement recommencée.(…)
(1). Cité dans « Le Merveilleux et la périphérie, Espace 251 Nord, Liège, 1991.
(2). Ibidem
(3). Voir à ce sujet la remarquable contribution de Georges Didi-Huberman, Ouvrir les Camps, Fermer les yeux, Editions de l’E.H.E.S.S. Annales, Histoire, Sciences sociales. 2006/5, pages 1001 à 1049.
Jacques Charlier
Himmelsweg, 1986-1991. Technique mixte, 2 photographies encadrées (Joseph Geefs, L’ange déchu et Guillaume Geefs, Le génie du mal) 120 x 95
cm et 90 x 130 cm, sellette, chaînes, livres sous verre. Dimensions suivant installation
Joseph Geefs, L’Ange du mal, marbre blancn 1842; MRBAB.
Guillaume Geefs, Le Génie du Mal, 1848. Marbre blanc, 165 x 77 x 65 cm, cathédrale Saint-Paul à Liège. Photographie NB intégrée à Himmelsweg de Jacques Charlier
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