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Jacques Charlier

Jacques Charlier

Jacques Charlier
Heilig Rita, 1993
statue de plâtre polychrome (objet trouvé) sur socle.
218 x 50 x 50 cm
Collection IKOB, Eupen.

A quel saint se vouer ?

(…) Jacques Charlier, sonde lui aussi, et depuis longtemps, cet idéal factice de la transsubstantiation, observateur des théologies de l’art, de l’objet d’art considéré comme rédempteur, de son appropriation par le marché, capable, dit-il, de transformer le moindre courant d’air en objet transfiguré, sous l’œil stratège d’une Curie globale.
La scène de l’art est à l’image du temple. Elle a ses prêtres, ses prêcheurs, pharisiens et publicains et une foule grandissante de fidèles. « Les églises et les cathédrales se sont vidées tandis qu’on érige des musées, constate Jacques Charlier. Ceux-ci légitimisent les réalités du marché, accumulent des objets de consommation que les collectionneurs s’approprient à leur tour. Acte de foi extraordinaire, le moindre courant d’air peut, par ce truchement, atteindre l’état de transsubstantiation, ressuscité, sauvé de l’apocalypse. De plus, notre conception de la mort a changé : il nous faut désormais construire en temps réel. Cette résurrection des corps, des corps glorieux du christianisme, est une course au jeunisme. Et l’eucharistie, le corps christique, c’est l’objet d’art, un objet dès lors rédempteur ». Dans sa désopilante « Lettre à un amateur d’art d’actuel », liste de recommandations à un futur collectionneur quinquagénaire, texte lucide et à peine parodique, Jacques Charlier persiste : la fréquentation de l’art et son acquisition, pour peu qu’on applique les règles du jeu, est une garantie qui permet d’échapper « au botox, à l’alcool, aux implants capillaires et autres signes avant-coureurs d’une sénilité précoce ».

Jacques Charlier s’est, tout comme Sophie Langohr, également intéressé à l’art saint-sulpicien ou à ses corollaires populaires. A sainte Rita, plus particulièrement, dont il a rassemblé toutes sortes de témoignages.
On sait que Francis Alÿs collectionne sainte Fabiola, patronne des femmes battues et des infirmières, des veuves, des abusés, des trompés et divorcés. Alÿs a réuni lors d’une quête opiniâtre des centaines des copies d’un seul portrait de la sainte, une œuvre disparue, peinte par Jean-Jacques Henner, le dernier des Romantiques.16 Jacques Charlier, lui, c’est sainte Rita, avocate des causes désespérées, qui polarise son attention. Tout comme Yves Klein d’ailleurs, qui se rendit à Cascia en 1961 afin d’offrir un ex-voto au monastère dédié à la sainte, une petite boîte en plexiglas contenant des pigments purs, des feuilles d’or et trois petits lingots de ce métal précieux : « le bleu, l’or, le rose, l’immatériel »17, écrit Yves Klein sur un bout de papier glissé dans l’ex-voto. Sans doute est-il fasciné par la puissance miraculeuse conjuguée aux qualités immatérielles du vide. Jacques Charlier préfère, pour sa part, évoquer la reine des causes perdues et des espoirs déçus, la sainte des impossibles et des rêves désenchantés.
Il l’invoque dans sa « Prière des Désespérés » : « Sainte des humiliés, écrit-il, des sans-grades, des incurables, des laissés-pour-compte, des prostituées, des artistes et des emprisonnés, qui d’autre que toi pour écouter notre détresse ? »18. Voilà donc Rita de Cascia – son nom claque comme celui d’une star–promue égérie des humbles, des déshérités, des sans logis, des transsexuels, des chômeurs bientôt sans allocations et de tous les autres désespérés. Sans aucun doute, c’est bien l’image médiatique de Rita qui a troublé Jacques Charlier. Pensez donc, dès sa naissance, un essaim d’abeilles blanches tournoya autour du berceau de Rita, lui posant du miel dans la bouche. La population de Cascia se fit le relais, de nombreux miracles et de prodiges inexplicables, dès son décès en 1457. Rome la béatifia en 1627 et le cardinal Fausto Poli assura dès lors une campagne médiatique exemplaire. Le pape Léon XIII la canonisa en 1900.
Aujourd’hui, la sainte à sa page Facebook, ses sites internet officiels, ses sites officieux et, bien sûr, son commerce en ligne. Il y a, à peine un an, « La Voix du Nord » titrait à propos du pèlerinage à Vendeville où, depuis 1923, on lui attribue une guérison : « Avec la crise, 300 personnes viennent chaque jour prier sainte Rita à Vendeville ». Signe des temps.

Jacques Charlier met la sainte en scène en 1991. Il ensocle une grande statue en plâtre polychrome de Rita de Cascia.
Somptueusement saint-sulpicienne, elle a une rose dans une main, une grappe de raisin dans l’autre. C’est la rose éclose à son décès en plein hiver et le raisin d’un cep mort qu’elle arrosa patiemment et qui finit par donner du fruit, car rien n’est impossible à Rita. La toile de fond de ce théâtre d’objets est céleste et crépusculaire ; les mots y essaiment comme des lueurs : certitude, apaisement, quiétude, rémission, cicatrisation, grâce, accalmie. Parmi eux, les trois lettres du mot Art. L’artiste ajoute, d’ailleurs, un troisième attribut à la sainte : un chevalet de peintre. Désenchantement de l’art, instrumentalisation de son histoire et du marché : Charlier joue son va-tout et requiert l’intercession de la sainte thaumaturge.

Une seconde supplique, en 1993, lui permet d’être plus explicite encore : il imagine un dispositif confrontant une toile à la sombre immensité, une coupe contenant du raisin, le fouet de la mortification et une statuette de la sainte. Cette fois, tel un dédicant, il appuie sa demande : « Sainte Rita, priez pour l’art ». Enfin, cette même année, à l’occasion de « Kontakt 93 », il fait apparaître une monumentale Rita dans le parc d’Eupen. La statue de plâtre polychrome provient directement de Cascia en Ombrie. Elle est installée sur un impressionnant socle à gradins. Sainte Rita a dans ses mains un crucifix, rappel du stigmate de l’épine qu’elle porte au front.

A Cascia, le corps de la sainte repose dans un châsse de verre et d’argent. En 1682, rapporte la tradition, son corps incorruptible se serait soulevé jusqu’à toucher le plafond de la châsse. Jacques Charlier relève la sainte. Elle étend ainsi sa grâce sur le parc, debout et bien d’aplomb, dans une châsse verticale. Et chaque soir, les jeunes désœuvrés du quartier viennent boire des canettes de bière, assis à ses pieds.

Jacques Charlier

Jacques Charlier,
Sainte Rita, 1991.
Acrylique sur toile libre, 120 x 400 cm, statue en plâtre
polychrome, socle en chêne, objets. Casino, forum d’art contemporain, Luxembourg, 1999-2000. (Photographie Christian Mosar)

Jacques Charlier

Jacques Charlier,
Sainte Rita, priez pour l’art, 1991.
Socle, coupe en cuivre, faux raisins, fouet en cuir,
statuette en plâtre, cadre mouluré et acrylique sur toile, 110 cm x 80 cm
(Photographie Philippe De Gobert)

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