Quelle danse macabre accompagne donc ce squelette accroupi sur le couvercle de ce piano, tendant carpes, métacarpes et phalanges vers un clavier aux touches aussi sèches que l’os ? On l’imagine sculpture nulle (1980) pour une danse nulle (1980), mise en scène tragicomique, mêlant la Mort aux vivants, cette galerie déconcertante de visages hybrides qui farandole autour de cette singulière salle de concert. Ce squelette pour carabins joue de la musique à l’envers et même doublement à l’envers, selon un protocole prescrit par l’artiste. Sa gymnique est inconfortable (Oh la ! la ! la ! la !), elle le déséquilibre, au bord de la chute et du renversement, elle provoque le rire de son camarade, ce second squelette sur roulettes (mettre n’importe quoi sur roulette, 1974), campé, tel un chanteur à côté du piano. Ebahi, les yeux ronds, le rire de celui-ci s’inscrit en phylactère. Résonne ainsi le rire du Petit Maître liégeois (1971), un rire que Jacques Lizène requalifiera en ricanement (2008), en référence au rire hystérique de Gino de Dominicis (1971). Si l’artiste italien rend, en effet, hommage à Zarathoustra, le rieur véridique (« J’ai sanctifié le rire : Ô vous, hommes supérieurs, apprenez donc à rire ! »), Jacques Lizène ricane, lui, des écrits d’Emile Cioran, auteur du « Traité de décomposition » et de « L’Inconvénient d’être né ». Le rire, on le sait, est l’un des redoutables moteurs de toute l’œuvre lizénienne. Une vidéo, enfin, complète le dispositif, écran penché, bien évidemment, s’engloutissant dans la caisse du piano. Le Petit Maître se contorsionne, comme le pianiste. Avec la caméra placée à différentes distances, il tente d’inscrire son corps dans le cadre de l’image, tête et pieds parfaitement au bord (1971), se ramassant sur lui-même au fur et à mesure que la caméra se rapproche de lui. Tentative ratée en raison d’une parallaxe de visée imprécise, un an plus tard, Jacques Lizène barre le film à la main, image par image. La disqualification fait l’œuvre (1972).
C’est en 1996 que Lizène trace ce projet de sculpture nulle. Dans un premier collage, il représente un pianiste accroupi sur un piano à queue, deux téléviseurs derrière lui, le lutrin à la place du tabouret. Lizène écrit en marge : « Musique à l’envers. Double retournement. Faire interpréter à l’envers une partition musicale réécrite, elle aussi à l’envers, 1979, remake 1996 ». Dans une seconde version du même collage, c’est un squelette qui se substitue au pianiste. Il s’agit d’une « installation vidéo pour un ou deux moniteurs et deux magnétoscopes, avec ou sans squelette, mais pour un piano à queue et un micro sur pied. Musique à l’envers, 1979-1996 ». Le projet est ambitieux, initié en 1979, par la réécriture d’une partition de Haendel à l’envers. Il s’agira de « n’être pas musicien du tout, d’être compositeur non composant, d’être compositeur du renversé et de réécrire à l’envers toutes les musiques du monde, de réécrire Mozart à l’envers, Chopin, Bartók et tous les autres, de mélanger à l’envers toutes les partitions existantes (1996), de faire jouer doublement à l’envers toutes les musiques (1996) ». L’épuisement sans fin d’une idée, tout comme l’incomplétude des faits, son inévitable corollaire, est une machine puissante qui fonctionne en parfait circuit fermé, une implacable logique autarcique et endogène. Fondé sur l’attitude de l’artiste, le remake cultive le rebours, la systématisation, la répétition, l’exaspération, la surenchère, l’inachèvement que l’artiste tente – en vain – d’achever. Au réel rebattu sur lui-même répondent des œuvres et des idées en permanence ressassées.
Toujours en 1996, Jacques Lizène s’adresse à la Société belge des auteurs, compositeurs et éditeurs. Il dépose deux partitions de Mozart réécrites à l’envers, « Etanos Trazom, pièce musicale à l’envers d’art médiocre » et « Taifanzie Trazom », 1979, remake 1996. Sur la partition, chaque portée d’Etanos Trazom se conclut par un rire du pianiste tandis que le petit Maître envisage de ponctuer le tout, de façon improvisée, par une rythmique cyclique produite à l’aide d’une boîte à rythme électronique. Jacques Lizène convaincra le pianiste Jacques Swingedow d’interpréter la pièce et l’enregistrement aura lieu dans les studios de la RTBF à Bruxelles. Lizène persuadera également le musicien d’interpréter l’œuvre doublement à l’envers. La performance aura lieu au Musée d’art Moderne de Liège et sera filmée. Film non monté – Jacques Lizène apprécie les rushes, prises multiples et ratages -, nous assistons à la prestation de Jacques Swingedow interprétant la partition lizénienne d’abord à l’envers, ensuite doublement à l’envers, accroupi sur le piano, enfin doublement à l’envers sur un clavier portatif, toujours juché sur l’instrument. Durant la prestation, Lizène entre dans le champ de l’image, il esquisse un pas de danse avec un squelette et ressort aussitôt. Appréciant les actions rapides et légères, sa performance est dès plus brèves. Déjà en 1979, lors de la première édition du Symposium d’art performance de Lyon, organisé par Orlan et Hubert Besacier, le photographe chargé d’archiver la rencontre eut à peine le temps de photographier la toute fin de la performance de Lizène, une déambulation avec un cassettophone sur roulettes diffusant 144 tentatives de rires, tant la prestation fut courte, inachevée comme il se doit, et conclue presqu’avant de débuter. Hop ! ajouterait Lizène. Cette captation de 1996 est complétée par une seconde prestation. Cette fois, c’est un violoncelliste qui interprète, face à une caméra penchée, une pièce de musique à l’envers mixant des musiques de Chopin et de Mahler. Lizène apparaît entrant et sortant du champ en riant très fort et, à l’une ou l’autre reprise, en secouant le même squelette comme un pantin. Plus courte, enfin, est l’interprétation doublement à l’envers, l’instrument tenu pique vers le haut, chevillier et volute au sol ; la pièce est qualifiée par le Petit Maître de « très contemporaine ».
Esquissant quelques pas de danse avec un squelette, Jacques Lizène évoque cette longue tradition de la danse macabre. « Dansez ! Et rejouissez de votre néant », écrit Gustave Flaubert. « Dansez ! Que la ronde soit immense et la fête joyeuse ». Lizène pourrait réécrire à l’envers les partitions de Lizst, de Saint-Saëns, de Moussorgsky ou d’Arnold Schönberg, de Britten, de Chostakovitch ou d’Arthur Honneger. Tous, en effet, ont composé des Danses macabres. Éminemment moderne, la représentation de la danse macabre connaît son apogée à la fin du Moyen-Age, au tout début de la Renaissance. On la relie aux malheurs du temps et aux vicissitudes collectives, famines, pestes et guerres. Farandole des morts et des vivants, elle est ironique, insolente, égalitaire ; ronde funèbre et mascarade, la satire sociale s’y mêle à l’avertissement tragique qu’elle nous donne sur notre destinée. Jacques Lizène ne s’est-il pas, non sans humour, comparé au vingt-quatrième Bouddha, décidant de prendre une position de retrait et de retraite, alors qu’il découvre les imperfections du monde, ses malades, ses morts et ses souffrances ? « La condition de l’espèce humaine même évoluée relève d’un pessimisme radical. Je crois que l’on n’arrivera jamais, même avec l’intervention génétique et l’eugénisme, à apaiser complètement toutes les souffrances de l’humanité, déclare le Petit Maître. Je suis persuadé qu’un jour on découvrira que la vie s’est développée par erreur ; que la vie et la nature sont une suite d’erreurs qui se multiplient en se complexifiant. Il conclut, faisant référence à sa vasectomie, sculpture interne (1970) : « Donc, par principe, je me suis dis : Moi, j’arrête ; comme je peux ». « Restons encore en vie, dit-il néanmoins, pour crier nos stupidités à la face du monde ». Alors, on danse, même une « danse nulle » et faisons de « petites fantaisies d’art plastique ».
Parmi celles-ci, ce remake plus récent d’une musique à l’envers, Ludwig van Beethoven cette fois, ou plutôt Navnevohteeb Giwdul, dont Jacques Lizène fait interpréter une « Edaneres », une sérénade, par deux violons et une contrebasse (2012). L’œuvre est enregistrée en deux prises, rapides, Lizène se chargeant de susciter un certain désordre et quelques turbulences dans l’interprétation. « Edaneres » sera réinterprétée, en remake, à Paris, à l’occasion de la réouverture du Palais de Tokyo (Jacques Lizène est souvent l’invité des ouvertures et fermetures). Cette fois en public, ce sont deux violons et un violoncelle qui interpréteront la partition à l’envers, accompagnés par l’ineffable Xavier Boussiron à la pédale wawa. La performance a lieu devant un cadre d’instruments de musique modifiés, un cor-clarinette, un violon croisé raquette de tennis, un tuba – didgeridoo, une guitare électrique – pioche, – musique non séductive garantie – , une trompette de cavalerie croisée clarinette croisée saxophone, le tout en totem et sur roulettes. C’est là le principe même de l’Art syncrétique, que Lizène conçoit en 1964 : « croiser toute sorte de choses, des animaux, des visages, des architectures, des arbres, des voitures, des chaises, des sculptures ». Ou encore : « découper et mélanger deux styles ».
Lire à l’envers toutes les œuvres, « comme art d’attitude d’art médiocre et Music’minable » n’a pas la prétention de créer de nouvelles sonorités, mais bien de lutter contre l’idée de jugement. Depuis la création de son « Institut de l’Art stupide » (1971), Lizène a cette tentation continuelle pour les idiots retournements de perspective, qu’il s’agisse d’inverser le cours même d’une exposition (1998) ou, en public et en guise de performance comportementale pour art d’attitude, de littéralement « retourner sa veste ». Certes, on rapporte – et Lizène connaît l’anecdote ; il les collectionne d’ailleurs -, que René Magritte, André Souris et d’autres auraient chanté la Brabançonne à l’envers lors d’une exposition de René Magritte à Verviers, exposition organisée à l’initiative de Temps Mêlés, mais là n’est pas l’essentiel. L’idée a été émises à diverses reprises : Jacques Lizène serait plus proche du Cheyenne contraire, la fontaine de cheveux pour coiffe iroquoise, et de façon plus générale de toutes les « sociétés des contraires » améridiennes. « Ces turbulents qui incarnent la possibilité du désordre apparaissent dans de nombreuses sociétés traditionnelles, écrit Jean de Loisy. Leurs conduites qui semblent aberrantes ont une vertu cathartique et permettent aux insultés de supporter des critiques ou des moqueries qui, si elles venaient d’autres, seraient des offenses terribles. On les appelle ici les contraires, clowns sacrés, fous de Dieu, bouffons rituels. Ces noms désignent des réalités diverses, les uns sont au-dessus de tout, les autres déploient des efforts pathétiques pour être à la hauteur ». Et de Loisy de poursuivre : « L’artiste est dérisoire et parfois grotesque, redouté car porteur de vérité, libre de sa parole, incarnation de la nécessité du politiquement incorrect. Certains artistes aujourd’hui, Jacques Lizène ou Paul MacCarthy par exemple, endossent un rôle semblable. Grotesques, triviaux, ils tendent au regardeur le miroir dans lequel se reflètent les travers de la société. L’indécence ne les gêne pas puisque c’est la nôtre, ils sont les personnages libres qui déjouent les tentatives coercitives du consensus. Ce sont les nécessaires figures transgressives qui réaniment le jeu sans fin du chaos et de la règle. Ils permettent à l’art contemporain de remplir l’une de ses fonctions majeures dans notre société moderne : mettre en turbulence les convictions, rejouer ce qui paraît acquis, élargir notre champ de conscience, faire exploser les règles convenues ».
On en conviendra, cette position, sied au Petit Maître, dandy à rebours et compositeur non composant du renversé.
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