Fatal Lonchamps
Il y a quelques années déjà que Capitaine Lonchamps se frotte aux gravures et images des périodiques anciens. Celles-ci se prêtent singulièrement à la vivifiance de l’enneigement, qu’il s’agisse du “Bon Point, amusant et instructif” cet hebdomadaire destiné aux enfants sages, de certaines publications abordant science et voyage, pour autant que ceux-ci soient exotiques et témoignent d’un univers vernien, ou encore de ces suppléments illustrés qui forgèrent dès la fin du dix-neuvième siècle, le succès grandissant d’une presse populaire et sensationnelle. Combien de planches le Capitaine n’a-t-il pas extrait du “Petit parisien, supplément littéraire” ou du “Petit Journal, supplément du dimanche”, journaux qu’il chine patiemment, à ces fins d’enneigements, chez toutes sortes de bouquinistes. Elles sont déjà nombreuses, en effet.
Cette fois la trouvaille et l’invention sont d’importance : Capitaine Lonchamps a mis la main sur une collection d’une quinzaine de volumes annuels du supplément hebdomadaire du « Petit Journal », ce titre parisien, républicain et conservateur fondé par Moïse Polydore Millaud, journal qui parut de 1863 à 1944. A la cheville des XIXe et XXe siècles, jusqu’à la première guerre mondiale, c’est avec « Le Petit Parisien », « Le Matin » et « Le Journal », l’un des quatre plus grands quotidiens français. En 1890, « Le Petit Journal » tire à un million d’exemplaires. Dès 1884, paraît son supplément illustré hebdomadaire. Pressentant l’importance de la couleur, Hyppolite Marinoni, qui a alors pris le contrôle du titre, fait fabriquer une presse à impression polychrome, permettant d’imprimer en six couleurs la une et la dernière page du Supplément. Ce sont ces gravures qui bien évidemment intéressent le Capitaine Lonchamps, des gravures dont les auteurs sont pour la plupart tombé dans l’oubli, mis à part Henri Meyer sans doute. Celui-ci a notamment illustré « Un Capitaine de Quinze Ans » de Jules Verne pour le compte des Editions Hetzel, roman paru tout d’abord en feuilleton dans le « Magasin d’Education et de Récréation » en 1878.
Accorder deux pleines pages à l’illustration était assurément novateur ; très vite la direction du journal commanditera une iconographie susceptible de rallier le plus large des lectorats. Si le portrait du président Carnot fait fort sagement la une du premier Supplément illustré, dès la quatrième livraison, c’est à l’Affaire de la Malle sanglante que « Le Petit Journal » épingle. La rédaction fera dès lors la part belle aux faits divers : drames animaliers, catastrophes naturelles, cambriolages, assassinats, crimes crapuleux et passionnels, tout est bon si cela suscite le frisson. L’affaire Troppmann, ce massacre de Pantin, n’avait-elle pas déjà fait la bonne fortune du quotidien en 1870 ? L’horreur et le sang versé sont feuilletonesques : ce ne sont ni Zola, dessinateur d’une anthropologie du tueur né, ni Balzac, géographe du crime parisien dans « La Comédie humaine » qui nous démentiront. Ni même Feuillade, assidu lecteur de cette presse, en quête de rebondissements pour les scénarii de ses Vampires, et dont Lonchamps enneigea les Fantômas. L’époque est également marquée par la foi dans le progrès technique et scientifique, par les grandes expéditions, le colonialisme, au Soudan, au Dahomey, à Madagascar, par les guerres étrangères, celle du Transvaal, le conflit russo-japonais, la guerre hispano-américaine. Autant de sujets qui convoquent une imagerie aventurière, une iconographie exotique, une fenêtre ouverte sur un monde qui stimule l’imaginaire. L’actualité nationale n’en est pour autant pas laissée de côté. Les visites d’Etat, les grèves, l’antiparlementarisme et les anarchistes, l’affaire Dreyfus, le procès de Zola, les rassemblements populaires, qu’ils soient politiques ou festifs, tels ceux de la mi-carême, le recensement des bohémiens – oui, déjà -, tout participe de la fabrique des images ; et parmi celles-ci la constitution d’un vrai panthéon républicain n’est pas la moindre.
Ce sont les volumes de ces années à cheval sur deux siècles que le Capitaine a découvert, ces quinze volumes qu’il vient d’enneiger couvrant les années 1891-1905, années fastes pour le quotidien parisien. Plus question dès lors d’extraire les images de leur contexte. Le Capitaine Lonchamps a décidé de conserver les ouvrages tels quels, de les enneiger au fil des pages. Grand opus performatif, on compte ainsi plus de mille enneigements. Capitaine Lonchamps, des mois durant, a renoué avec sa pratique des devoirs quotidiens : à chaque jour sa Neige. Enlumineur pataphysicien neigiste, chaque volume est ainsi devenu Codex, chaque gravure « Beatus », le Capitaine multipliant les « Drôleries » ou grotesques des manuscrits gothiques tardifs, créatures oniriques plus ou moins monstrueuses ou comiques. Snowman, « ce vampire feuilladien tacheté qui s’immisce et s’impose partout, ce Zelig pictural qui rend dérisoire par sa présence mouchetée tout ce qui l’entoure » tel que le décrit Dominique Païni, débarque ainsi dans l’Histoire et dans l’Actualité, celle qui s’écrit dans les journaux. Le rapport entre la fiction et le réel n’en devient que plus complexe.
Dans les précédents enneigements de ces planches de presse, Lonchamps a, en effet, toujours eu soin d’extraire l’image, sans son commentaire, laissant ainsi toute la place à toute interprétation. Ici, alors que l’image est bien évidemment titrée, commentée, légendée, Snowman dévoile son identité ou du moins celle du personnage qu’il habite de son allure fantomatique. Il est, comme toujours, omniprésent, tour à tour héros, victime, témoin, assassin, quidam ou que sais-je encore ; il endosse tous les rôles, se démultiplie, mais cette fois la légende de l’image permet de l’identifier ; le voici démasqué. Il est le prince Lobanow, ministre des affaires étrangères de Russie, assassiné dans un compartiment de train. Toujours en chemin de fer, il est aussi le meurtrier du Prince de Galles. Dans le cas du troppmann de Nassandres, il est à la fois victime et assassin. Il est ce visité des hôpitaux peint par le peintre Geoffroy. Il est Louis Pasteur dont on fête le jubilé à la Sorbonne, il est monsieur Turpin sortant de la prison d’Etampes, il est Dreyfus, il est ce rapatrié lors des événements de Madagascar, il est prisonnier en Abyssinie, puis exécuté à Tananarive. C’est un émigrant italien débarquant gare Saint Lazare ; il accompagne Madame Faure à la crèche Fourcade. Il est Déroulède ou Jaurès lors de leur duel. On le croise en Mandchourie, à la chasse à Chantilly ; il est même ce capitaine russe, Lebedief, défendant seul contre cent un bastion à Port Arthur.
On appréciera tout autant ces pages totalement enneigées, couvertes de cette nuit mouchetée de flocons de neige. L’image d’origine n’est plus, seul subsiste le texte qui la commente. Je repense à l’Album Primo Avrilesque d’Alphonse Allais, ces monochromes accompagnés de leurs désopilants cartels descriptifs. Allais s’est inspiré du « Combat de nègres dans une cave pendant la nuit » de Paul Bilhaud présenté au Salon des Incohérents en 1882. Peut-être a-t-il également vu ce dessin de Bertall publié en 1843 dans « Les Omnibus » et repris dans « L’Illustration, Journal Universel », un dessin tout noir moucheté de points blancs légendé « Vue de la Hougue (effet de nuit) par M. Jean-Louis Petit ». De même, la beauté plastique des pages noires du Capitaine Lonchamps se teinte d’un humour potache et l’on se prend à penser que, décidément, la nuit est bien noire sur le Pavillon du Gouvernement à l’Exposition de Chicago, que les giboulées de mars se sont abattues après la bataille de Moudken, que le Président de la République, en voyage en Russie, n’a pas du voir grand chose de la revue de Krasnoë-Selo, que les « Parisiennettes » vont prendre froid sur la plage de Sainte-Cécile et qu’elles feraient bien de ne pas sortir la nuit.
Recouvrir une image d’une Neige, introduire Snowman à la place d’un personnage présent dans l’image, enneiger un détail ou un élément signifiant du décor : face à l’ampleur de la tâche et ces centaines d’images, Capitaine Lonchamps a multiplié les variantes de ses interventions et détournements, tenant compte la plupart du temps de la juxtaposition des planches et surtout se permettant très souvent, et c’est une nouveauté, de sortir des traits de l’image, de surajouter des éléments à l’image existante, des formes et des figurations incertaines, fugaces, ambigües. On pense au vocabulaire de l’Hourloupe de Jean Dubuffet. « Il faut prendre conscience que ce que nous tenons pour le réel, écrivait celui-ci, et qui nous apparaît fortement comme tel, n’est rien de plus qu’une arbitraire interprétation des choses à laquelle pourrait aussi bien être substituée une autre ». Apparaissent des ectoplasmes mouchetés de flocons, ces formes au dehors si l’on s’en tient à l’étymologie du mot, cette substance – ici neigeuse – prenant une forme plus au moins précise, extériorisées par un médium, une condensation se transformant en apparition. Il me revient que c’est justement vers 1895 que le professeur Charles Richet utilisa pour la première fois le terme d’ectoplasme pour désigner certaines de ces manifestations. Surgissent ainsi une foule de créatures oniriques étranges, comiques, monstrueuses qui se mêlent aux personnages des images, qui parfois semblent leur coller à la peau ou même émaner d’eux, comme une aura, une étrange et parfois inquiétante énergie. Le répertoire fourmille de formes au traitement revigoré des figures, faisant bien plus que parasiter l’image ; c’est une présence qui électrise, un fluide reliant. Bien des oiseaux semblent ainsi habiter les images et l’on pense bien sûr à Loplop, cette figure dominante, énigmatique, qui prend la forme d’un oiseau et qui apparaît vers 1930 dans l’œuvre de Max Ernst. Loplop est susceptible de toutes les métamorphoses, passant du règne animal à celui des objets. Il n’est pas sans présenter quelques traits de son créateur. On en dira de même du Snowman du Capitaine Lonchamps, qui habitent désormais ces centaines de pages du « Petit Journal, supplément illustré », teinté d’une présence des plus singulières et étranges. L’Opus se nomme Fatal, on ne peut l’éviter, il est irrévocable. Chaque codex porte un nom tout aussi insolite, du « Rêve de Lutembi », grand crocodile du Lac Victoria et vice-curateur du Collège de Pataphysique à « La Main de Gloire ». « La main de gloire, me rappelle Capitaine Lonchamps, est cette main fabriquée par soi-même, en grand secret, qui permet de ne jamais être vu lors d’incursion dans les domiciles d’autrui. La recette, précise-t-il, se trouve dans le Grand et le Petit Albert, ces grimoires dit de magie, peut-être inspirés par les écrits de Saint Albert le Grand ».
Volume 14. Bilk, 1892.
Aux docks de Mülwall. Rixe entre marins anglais et prussiens
Un mariage princier. Le prince Albert-Victor de Galles et la princesse de Teck
volume 3. Lutembi’s dream, 1903
Déserteurs allemands à la frontière française.
Le roi d’Italie et son état major.
Volume 1. Orgon, 1905
Sur la plage de Sainte Cécile. Les Parisiennettes du Petit Journal au bord de la mer
La catastrophe du Farfadet. Les scaphandriers travaillant au renflouement du sous-marin.
Volume 8. The garbage people, 1898
Le troppmann de Nassaandres. Six victimes. Le cadavre de la grand-mère. L’assassin commettant son crime.
Découverte des cadavres.
Volume 4. Red Black, 1902
Les chiens fraudeurs
Voyage du président de la République en Russie. La revue de Krasnoë-Selo
Volume 11. Pénombre, 1895
Folies Bergères. La comtesse de X et ses lions.
Assassinat de l’abbé de Broglie
Volume 6. Saw, 1900
Attentat contre le prince de Galles
Inauguration de l’Exposition de 1900
Volume 9. Poker, 1897
Les Pierides (papillons nuisibles)
Volume 13. Propilon, 1893
La prison d’Etampes
Madame Elisabeth (par M Guyard. Musée de Versailles)
Volume 10. La Main de Gloire, 1896
Expériences de passage de rivière
Mort du prince Lobanow. Ministre des affaires étrangères de Russie.
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