Dans Connaissance des Arts, numéo spécial Les Maîtres du désordre :
Dans La Libre, sous la plume de Guy Duplat :
Que le grand chaman vous croque !
Au musée du Quai Branly, “les maîtres du désordre” nous initient aux arts magiques. Chamans, vaudou, devins, exorcistes, transes : un art millénaire, repris aussi par les artistes actuels.
Depuis que l’homme existe, il a peur. La mort et la maladie rodent. Les phénomènes naturels les pires sont imprévisibles : l’éclair, le tremblement de terre, l’ouragan. Et l’homme découvrit vite qu’il avait autant à craindre de ses congénères que de la nature. L’homme peut être un loup pour l’homme.
Depuis peu de temps (deux ou trois siècles), il a tenté de rationaliser cette peur et d’observer que des phénomènes apparemment magiques obéissent souvent à des lois physiques ou sociologiques; l’éclair est un phénomène électrique sans qu’il soit nécessaire d’invoquer les dieux. Mais malgré cela, les rites chamaniques et sorciers les plus divers continuent pour tenter de conjurer ce monde du désordre et parfois même, reprennent vigueur. Incapable de maîtriser son environnement, l’homme cherche toujours son salut dans la pensée magique et les rites ésotériques pour apaiser les forces surnaturelles qui agiraient sur lui.
Ce sujet vaste et passionnant est celui de la nouvelle et forte exposition au musée du Quai Branly à Paris, joliment intitulée « Les maîtres du désordre » et menée par Jean de Loisy, le nouveau directeur du Palais de Tokyo.
Le parcours proposé a quelque chose de chamanique : une sorte de labyrinthe mis au point par les architectes Jakob + MacFarlane, fait de structures d’acier et de plaques de plâtre brut. Une scénographie un peu lourde, mais l’essentiel n’est pas là mais dans les 450 objets, costumes, sculptures, films, vidéos, rassemblés et qui font un tour du tour du monde de la question, accompagné d’un volumineux catalogue.
Ce sont 3 000 ans d’histoire de l’art qui se déroulent : depuis les statuettes égyptiennes destinées à conjurer le sort, les statues grecques des dieux « dangereux », jusqu’aux « poupées vaudoues », les fétiches congolais plein de clous et les masques de carnaval de nos campagnes européennes. L’expo a pu choisir les meilleures pièces dans d’innombrables musées dont celui de Tervuren et celui du carnaval à Binche.
Un important volet concerne l’art contemporain qui a parfois repris le rituel chamanique. Joseph Beuys fut en l’occurrence le grand initiateur, qui s’enferma pour une performance dans une pièce avec un coyote. Dans le film montré à Paris, il avait la tête couverte de miel et de feuilles d’or et parlait à un lièvre mort en lui montrant les tableaux d’une galerie tandis que le public pouvait seulement l’observer à travers une vitre. Le lièvre est l’animal qui préside aux rituels de transformations chamaniques auxquels Beuys prétendait avoir été initié par la communauté des Tatars de Sibérie qui l’avait soigné. L’artiste est celui qui communique avec des mondes spirituels perdus. L’art peut être le truchement entre les forces invisibles et notre vie.
La chorégraphe Anna Halprin malade d’un cancer, fut filmée dans une danse de cris hystériques et chamaniques destinés à chasser le mauvais démon en elle. L’artiste est celui qui a accès aux forces obscures. Il peut aussi les exorciser par le grotesque et la transgression. Il devient alors le nouveau maître du désordre, celui qui défie l’ordre social bien pensant, comme le montrent à l’expo, les vidéos des performances de Paul McCarthy peignant avec un gros nez rouge dans un désordre indescriptible ou celle de Tracey Rose montant un âne à cru, avec un maillot grotesque, ou notre compatriote Jacques Lizène « petit maître du XXe siècle » qui pourrait s’approprier la phrase de Dali : « L’unique différence entre un fou et moi, c’est que je ne suis pas fou. »
L’artiste, explique Jean de Loisy, est « dérisoire et parfois grotesque, redouté car porteur de vérité, libre de sa parole, incarnation de la nécessité du politiquement incorrect. Certains comme McCarthy ou Lizène, grotesques et triviaux, tendent au regardeur le miroir dans lequel se reflètent les travers de la société. L’indécence ne les gène pas puisque c’est la nôtre, ils sont les personnages libres qui dénouent les tentatives coercitives du consensus. Ils permettent à l’art contemporain de remplir l’une de ses fonctions majeures dans notre société moderne : mettre en turbulence les convictions, rejouer ce qui paraît acquis, élargir notre champ de conscience, faire exploser les règles convenues ».
Un des moments forts de l’expo est l’espace consacré aux « paroles d’initiés » où on peut suivre quatorze témoignages sur vidéos de chamans actuels. Nous avions souvent rencontré ces dernières années des chamans encore très populaires : au Bénin où les gens vont chez le prêtre vaudou qui se tient à côté d’un autel dégoulinant des restes des sacrifices de poulets; au Ladakh, où nous avions rencontré une guérisseuse chamane qui faisait salle comble, posant des questions, implorant, entrant en transe pour terminer par un crachat sur l’organe malade afin de chasser le diable. En Russie, en Mongolie, même dans la Corée hypercapitaliste, les chamans sont légion. Dans le pays dogon, au Mali, on voit encore le soir, d’étranges fils tendus sur le sable. Les devins les étudient à l’aube quand le renard a perturbé l’ordre des fils, et par cela même, laissé parler les esprits.
On ne détaillera pas les innombrables pièces marquantes dans l’exposition. En art contemporain, il y a le monde selon Thomas Hirschhorn : une suite de mappemondes sur lesquelles ont été scotchées, comme des poussées cancéreuses, des images de guerres et de manifestations. Basquiat est là qui fait référence à Exu, un des grands dieux du vaudou. Picasso ne pouvait pas manquer, comme grand prêtre de la subversion artistique. Annette Messager présente une toile d’araignée de gris-gris personnels qu’elle appelle sa « petite pratique magique quotidienne ».
Si la science a atténué le besoin de chamanisme, la « mort de Dieu » a réveillé par contre le besoin d’intercesseurs et d’un autre sacré. Les grands prêtres devenant parfois les artistes.
On découvre quantité de magnifiques objets anciens d’Afrique, des statuettes rituelles couvertes de boue ou de clous, d’os, d’animaux morts ou de plumes. Les costumes en cuir avec leurs breloques, portés par les grands chamans sibériens ou les sorciers indiens, sont impressionnants.
L’exposition aborde aussi l’importance de la transe et des drogues dans les rituels chamaniques.
Etudier ces « Maîtres du désordre » s’avère non seulement passionnant mais aussi d’une beauté troublante. Le désordre et le mal ont toujours été plus spectaculaires que l’ordre et la sainteté. Ben l’a dit de manière lapidaire :« Pas d’art sans désordre. »
Sur Artinfo, par Juliette Soulez
Plus poétique que scientifique, les Maîtres du désordre nous invitent à un voyage cosmique
Avec une sélection d’œuvres extraordinaires venues de tous les continents, l’exposition « Les Maîtres du désordre » propose une scénographie comme un chantier précaire, signée Jakob + MacFarlane. Du costume chamanique à la statue de Seth égyptienne, au bouffon zen, les chamanes sont ici des intercesseurs entre un monde de divinités ambivalentes et imprévisibles, ayant accompli les pires crimes interdits aux humains, et un monde humain atteint de trouble, soit collectif, soit individuel.
Désenvoutée par la présence du chamane et comédien togolais Azé Kokovivina grâce à un rituel qui a débuté dès le 9 avril avec la création d’un autel vodun, chaque salle s’ouvre avec des installations d’artistes modernes contemporains. On retrouve ici une métamorphose duMinotaure par Picasso et un de ses Arlequins, l’Exu de Basquiat ou encore, introduisant l’exposition, l’Outgrowth de Thomas Hirschhorn, par où l’anthropologie se fait sensible. « Le Quai Branly a fait bouger les lignes », confie Bertrand Hell, ethnologue et conseiller scientifique de cette exposition qui repose entièrement sur son ouvrage éponyme paru en 1999. En acceptant des œuvres contemporaines dans un musée d’ethnologie, le musée s’approcherait ainsi davantage d’une vision à l’américaine de l’anthropologie
« L’anthropologie est trop sérieuse pour la laisser aux seuls ethnologues », a dit Jean de Loisy, commissaire de l’exposition et président du Palais de Tokyo. Et Bertrand Hell a trouvé avec Jean de Loisy une approche qui lui a, dès leur première rencontre, tout de suite parlé. Si Bertrand Hell n’aime pas tellement les musées d’ethnologie – « ça me fait peur », dit-il – c’est parce qu’on y enferme dans des boites des œuvres sacrées qui servent à voyager dans des mondes parallèles. Et alors qu’ils se sont rencontrés, Bertrand Hell a été séduit par l’idée d’une exposition d’art sacré et d’art contemporain. « J’ai réalisé que l’exposition pouvait donner un accès à tout ce que je n’avais pas pu faire avec le livre, prisonnier d’une écriture ou de concepts froids ou secs », dit-il. « J’ai accepté le projet car il s’agissait alors d’éveiller une empathie, une émotion chez le spectateur lors même que l’ethnologie en France trop cartésienne passe peut-être parfois à côté de l’essentiel ».
Citant volontiers Roger Bastide à propos de ce qui touche au religieux, à l’invisible et au sacré, Bertrand Hell défend en effet l’éloge de la pensée obscure contre une ethnologie méfiante du commerce des sens. « Et je pense que la subjectivité peut être une arme de la science pour approcher certain phénomène. Les émotions, l’imagination active… » Il est même d’accord avec Jean de Loisy, qui considère certains artistes contemporains comme des anthropologues créant à partir de leur vécu.
L’artiste, dans cette exposition, prend alors suivant les thématiques le rôle du chamane, comme Joseph Beuys qui voulait guérir la société allemande de ses maux ou Anna Halprin exorcisant son cancer ou le rôle du clown ou du bouffon, celui qui transgresse les codes de la société, et à qui l’on s’adresse pour ses propres maux comme à un intercesseur, ici Jacques Lizène ou encore Jean Luc Verna.
Au centre du parcours, on accède à la métamorphose du chamane et à son voyage, son envol, vers des cieux divins. Une partie est consacrée aux psychotropes avec des coupes ou bols servant à ingérer la drogue, une autre à la transformation du chamane en animal divin. Capable de voir devant et derrière, notamment grâce à des masques Janus, dans la vie et dans la mort, les chamanes, véritables « homme-limite » comme le dit Bertrand Hell, font ressurgir le jaguar ou vont voyager pendant dix jours dans un univers cosmique hors de leur corps.
Pourtant l’hypothèse est aussi faite que pendant leur voyage, les chamanes visitent leur propre corps et y voient comme un long serpent. Berdaguer et Péjus ont ici traduit de manière contemporaine cette idée par un Jardin d’addiction, un enchevêtrement de canaux en verre terminés par des bols contenants différentes sortes de psychotropes. Et la dimension de l’exorcisme est aussi bien mise en avant par les œuvres exposées. Le travail photographique contemporain de Myriam Mihindou en Haiti, réalisé après la chute d’Aristide comme un rituel d’exorcisme trouve ici un écho puissant avec cette exposition.
Mêlés à de magnifiques sculptures, costumes, masques et peintures venant de Sibérie, de Corée, du Congo ou encore de Madagascar, les œuvres contemporaines concluent ce parcours, après la salle des carnavals et fêtes profanes. « La fin est dominée par les artistes contemporains à dessein puisque dans les rituels chamaniques, la fin du rituel se termine toujours par la participation de l’assemblée au petit jour, comme chez les Gnawa, et lentement il se transmute en fête profane », explique Bertrand Hell. « Et nous souhaitions également amener le visiteur à réfléchir à un désordre non-anarchique qui joue un rôle de catharsis. Si une société n’a pas ces instances de liberté, elle explose. Il y a une nécessité de maintenir la vie des sociétés qui préservent le désordre sans les institutionnaliser ou les réguler. Et avec jean de Loisy, notre recherche interrogeait au fond l’ordre social en général et elle montrait aussi que les œuvres présentées ne sont pas du registre de la croyance ».