Ce sont presque deux expositions en une que propose Emilio Lopez-Menchero. Si le rez-de-chaussée regroupe toutes ces toiles libres et jaillissantes qui recomposent, métissent, mêlent des éléments provenant du large univers de ce qui l’absorbe, l’étage met en scène une seule série de toiles.
Toutes ou presque appartiennent à la série « Eyes », autant de portraits, ou plutôt d’autoportraits, une singulière démarche qui consiste à prolonger, à revisiter, par le biais de la peinture, la série déjà longue de ses « Trying to be ». C’est à dessein que j’utilise le terme d’autoportraits car il s’agit en effet, pour l’artiste, de se représenter sous les traits d’autrui.
Depuis l’aube des années 2000, Emilio Lopez Menchero a tenté de nombreuses incarnations ; celles-ci ont fait l’objet de films, de performances, de photographies. A chaque fois, partant d’une image bien précise et signifiante, il s’agit pour lui de capter les signaux émis par l’icône qu’il affronte, non pas dans un simple jeu de travestissement burlesque ou de transformisme excentrique, mais bien, en pleine appropriation, dans une totale expérience de construction et d’invention de soi. Certes, du point de vue performatif, on ne sous-estimera pas tout l’héroïsme domestique que chaque incarnation suppose, le soin à apporter au costume et éventuels accessoires, la qualité du maquillage, le régime pondéral à suivre en fonction de la ligne du modèle, la programmation des projets à gérer au fil de l’évolution pileuse, l’épilation – aussi – parfois nécessaire, surtout dans le cas des incarnations transgenres. Si tout cela contribue à la fortune des Trying to be, ce n’est néanmoins pas là que se situe l’essentiel, l’attitude, le discernement et la transmission du sens de l’image ou des images mises en œuvre, la faculté de littéralement se mettre dans l’esprit du modèle, la capacité de capter son regard. Il s’agit en effet moins de se mettre dans la peau du modèle que de conquérir son regard. Le cas de Picasso, que nous évoquions dans la précédente notule, est exemplaire.
Singulièrement, Emilio Lopez Menchero a entrepris de peindre certaines de ces photographies, de s’auto-portraiturer en Russell Means, en Balzac de Rodin, Yasser Arafat ou Frida Kahlo. A chaque fois, les traits du visages disparaissent. Emilio Lopez Menchero ne peint pas leurs yeux. De ceux-ci, il fera des close-up, de petites toiles au plan serré, cadré sur les yeux de ses modèles, ou plutôt sur ses yeux à lui, transfigurant le personnage incarné. La puissance de regard de Picasso, l’esquive (de l’ecchymose) des yeux de Rrose Selavy, la froideur du regard de Carlos, les yeux perçants de Russell Means, ceux du Che, fixés au loin, le regard de Balzac immuable, celui de Frida profond, impérieux. Expérience troublante, tous sont différents, et pourtant les mêmes, puisqu’il s’agit des yeux d’Emilio Lopez-Menchero. S’établit ainsi un étonnant chassé-croisé avec les toiles sans regard. Celles-ci ne renvoient désormais plus au « Trying to be », mais bien à leurs sources elles-mêmes, rendant visible le sens qui les habite. Le visage – anonyme – de Balzac contient toute la stature de la sculpture de Rodin. Les yeux d’Arafat sont barrés d’une ligne verte ; et celle-ci, on le sait, renvoie aux frontières fixées lors de l’armistice de 1949. Quant à la toile représentant Frida, elle n’est plus qu’un seul tableau de fleurs, cet élément de décor de la photographie faite en 1939 par Nickolas Muray, Frida Kahlo sur le banc blanc, vrai manifeste politique en faveur d’une culture mexicaine autonome.