Les toilettes sont au fond du jardin
Jeroen Van Bergen est un constructeur prosaïque, frénétique par le nombre de ses projets, doué d’un singulier sens pratique. Il érige, il bâtit à toutes les échelles et se sert de tout matériau. Lorsqu’il s’agit de maquettes, il met en œuvre le carton plume, la mini brique ou la résine ; et la brique, le bois, la plaque de plâtre, le béton cellulaire dès le moment où le pourcentage de l’échelle augmente. Plasticien, il n’est ni architecte, ni urbaniste mais définit la construction comme une nécessité première. Il rejoint là un architecte bénédictin compatriote, Hans van der Laan, qui dès les années 1930 énonça sa volonté de retisser des liens entre l’acte technique de construire et notre besoin primitif de définir notre espace environnant. Qu’on s’en souvienne, Ludwig Mies Van der Rohe se déclarait aussi « constructeur ».
Tout comme van der Laan, qui imagina bâtir suivant un nombre plastique et un enchaînement numérique de proportions mathématiques, Jeroen Van Bergen bâtit en déclinant ses projets sur base d’un même module constitutif. Chez Hans van der Laan, promoteur d’une architecture spirituelle et liturgique, l’unité fondamentale était celle de la « cella », espace individuel d’action, de réflexion et de perception. Chez Jeroen Van Bergen, visionnaire d’une architecture critique et ironique, ce module de base aura les dimensions standardisées des toilettes, telles qu’elles sont fixées par la loi néerlandaise. Sa « cella » mesure 110 centimètres de large, 90 de profondeur, 260 en hauteur. Les dimensions de la porte sont de 210 sur 90 et l’éventuelle petite fenêtre qui permet de jeter un œil sur le monde mesure 45 centimètres sur 70. Cette proportion modulaire, triviale, pragmatique, répond aux standards et aux normes de Neufert. La juxtaposition et la superposition de ce module de base permettront l’extension sans fin du domaine de cette fièvre constructrice et le système sera global. Jeroen Van Bergen l’applique d’ailleurs à tout programme architectural et urbanistique, qu’il s’agisse de se mesurer à la Burj Khalifa de Dubaï (et même, ceci dit en passant, de surpasser celle-ci de soixante-dix mètres), de construire des baraque à frites, d’évoquer un Manhattan globalis, de lotir la banlieue, de composer un labyrinthe de favélas hygiéniques ou même d’investir un chantier naval. La fièvre est inflationniste, tout comme l’est ce système appliqué avec une implacable logique.
Voici donc que Jeroen Van Bergen construit des cabanes. Il les décline en soupentes et frontons, contrevents, tours et terrasses garnies de leurs garde-corps. Posées sur le sol, elles ne sont pas plus grandes que des niches pour chien. Tout le monde se souvient, bien sûr, des toilettes au fond du jardin, de ces cabanons constitués de quelques planches mal jointes, un cœur percé à hauteur de regard, indiquant que ce n’est pas là qu’on range les outils du jardin. Si l’on s’en tient au point de départ de la démarche de Jeroen Van Bergen, tout se tient : nous serions devant la version rustique et de plein air de sa toilette modulaire. Si l’on transcende ce point de départ, les choses deviennent plus complexes, car bien sûr ce concept d’unité fondamentale tel que Jeroen Van Bergen l’aborde, recouvre bien d’autres réflexions.
Jeroen Van Bergen nomme ses cabanes « log cabins ». ou encore « American Cabins ». Du fond du jardin, on se transporte au Montana, dans le grand nord américain, en quête des cabanes de trappeurs, de prospecteurs, d’aventuriers solitaires. Dans le Montana ou ailleurs. Jeroen Van Bergen fait, lui, référence à la Louisiane. Dans « dessins et textes » (Schetsen en teksten), ces notes de travail, ces esquisses de projet de maquettes qui accompagnent les « Cabanes américaines », il évoque le film de Jim Jarmusch, « Down by law », cette cavale de trois fugitifs dans les marais de la région de La Nouvelle Orléans. Ce sont, bien sûr, les cabanes des marais, leurs toitures à pignon et leurs vérandas, leur abandon et leur état vétuste qui ont frappé son imagination.
Moi, c’est le titre du film qui me frappe : « Down by law », sous le coup de la loi, ceci sous-tend la règle et la norme sociétale. Dans ses notes, Jeroen Van Bergen s’interroge sur la réception future de ses cabanes, bien conscient qu’il décline d’une autre façon ce concept d’unité fondamentale qui conduit sa pratique. Ses cabanes, bien qu’elles soient toujours construites sur base de ce même principe, ne semble plus rien avoir à faire avec les parallélépipèdes blancs, incolores dit-il, percés d’une fenêtre et d’une porte, pure création d’un espace sans fonction, qui constitue le point de départ de ses constructions. Cela tombe sous le sens, ce module de base n’est plus aussi directement perceptible. Et pourtant, ces cabanes évoque tout autant, mais sur d’autres plans, cette « cella » d’origine, cet espace nécessaire constitué d’un toit, de quatre murs, d’une ouverture afin d’y accéder, d’une fenêtre afin de contempler le monde dès le moment où l’on se situe à l’intérieur de l’espace. La cabane cristallise les spéculations sur l’enfance de l’homme, dans tous les sens, qu’il s’agisse de la hutte primitive, celle des origines de l’humanité, comme des cabanons que nous avons tous bâti dès l’enfance, cabanes d’apprentissage et d’imaginaire. Qui n’a pas fredonné les premiers mots de la chanson de Line Renaud, « Ma cabane au Canada est blottie au fond des bois, on y voit des écureuils, sur le seuil… ». Et s’il est question d’en revenir aux origines de l’humanité, je repense, aux leçons de Vitruve – eh oui, remontons le temps – , à ses dix Livres d’Architecture : « D’autres, écrit-il, imitant l’industrie des hirondelles, pratiquaient avec de petites branches d’arbre et de la terre grasse, des lieux où ils pouvaient se mettre à couvert ; et chacun considérant l’ouvrage de son voisin, perfectionnait ses propres inventions par les remarques qu’ils faisait sur celles d’autrui ; il se faisait donc chaque jour de grands progrès dans la manière de bâtir des cabanes, car les hommes dont le naturel est docile et porté à l’imitation, se glorifiant de leurs inventions, se communiquaient tous les jours ce qu’ils avaient inventé de nouveau ».
Jeroen Van Bergen respecte la norme, sa norme. Et il en évoque même beaucoup d’autres. Cette cabane des origines, celle qui condense la nécessité première d’habiter ou de se déplacer, celle de Descartes, lieu spéculatif, ou celle de Big Jim dans la « Ruée vers l’Or » de Chaplin, cabane emportée par la tempête sur les ailes du désir, est aujourd’hui sujette à toutes les normes. De nos jours les cabanes sont bio climatiques, bâties en bois à ossature sectionnelle MOS. Elles sont conçues en DAO, leurs panneaux muraux sont en bois massifs de type MHM ou KLH, le bois a été cultivé dans le respect des normes PEFC, l’isolation thermique est ITE, les solives respecteront bien sûr les règles NFP 06-001 Les normes, les standards sont nombreux et l’attitude ECO bien sûr de mise. Désormais, on ne construit plus sa cabane au Canada comme bon nous semble. Dans ce sens, les « American Cabins » de Jeroen Van Bergen, elles, pourraient, à échelle réelle, se vendre en kit, tant elles semblent condenser l’idéal pratique et standardisé de la cabane, transformée en domestique abri de jardin, tel que ceux-ci sont aujourd’hui produit, en série, la consonance de leur nom évoquant un rêve de dépaysement garanti. « Saloon », « Swamp », « Edelweiss », « Châlet » ou que sais-je… J’appellerais volontiers la plus petite des quatre « Kiosk » en l’honneur de Sir Giles Gilbert Scott, concepteur en 1923, de la version mythique de la cabine téléphonique britannique. Ses cabanes condenseraient donc, dans des allers-retours qui ne sont pas sans vertige, nécessité primitive et norme régulée, singularité créative, vernaculaire même, et standards collectifs manufacturés. De grands écarts, assurément.