Les lucioles
Les lucioles sont à mi-chemin entre les Charlottes et les Introductions Roses. Je veux dire par là que, dans l’exposition, l’œuvre que Jacqueline Mesmaeker appelle « Lucioles » est, à la fois, voisine des « Charlottes » et des « Introductions Roses ». Elles agissent comme une ponctuation, une œuvre en mouvement qui entretient des relations avec des deux voisines, comme un trait d’union entre elles. Avec les « Introductions Roses », les lucioles partagent cette notion de surgissement de l’espace dans notre regard. Tout comme les « Charlottes », ce sont des photocopies, cette fois bien plus récentes. Et ces lucioles sont tout aussi fantomatiques que la présence de l’Archiduchesse. Nous ne connaissons pas leur nature, leur composition, elles sont démesurées, nous ne savons même pas si elles nous sont proches ou lointaines ; peut-être ne sont-elles pas plus grandes que des têtes d’épingle. Ce sont d’étranges objets stellaires, des lueurs parfois ceintes de légères nébuleuses qui apparaissent dans l’éther noir. Elles ne sont jamais de la même forme, elles ne sont jamais à la même place.
Jacqueline Mesmaeker nous dit que ce sont des lucioles. « C’est en repensant aux serres que les lucioles sont réapparues, nous dit-elle. Du côté de la Hulpe, en été, lors de nuits chaudes et noires, les lucioles étaient là, dansant en huit avec leur lumière, si brillantes qu’elles éclairaient les plantes alentour. Peut-être qu’aujourd’hui les pesticides les auraient fait disparaître ».
Je repense bien évidemment à la « Survivance des lucioles » de Georges Didi-Huberman, cet essai sur l’organisation du pessimisme selon Walter Benjamin. Dans les années 30, Benjamin fait remarquer qu’une des raisons de la catastrophe qu’il est en train de vivre est l’incapacité dans laquelle nous nous trouvons d’échanger des expériences. La destruction des savoirs traditionnels ne conduit pas à la construction de nouveaux savoirs. Le passé ne survit que dans des restitutions passagères, des images fragiles et intermittentes. Quand on ne voit plus les étoiles apparaître et disparaître dans le ciel, l’aura disparaît. Dans la lignée de ce constat benjaminien, Georges Didi-Huberman émet l’hypothèse que le non-savoir peut, lui aussi, devenir puissance. Il réagit, en fait, contre le pessimisme excessif de Pasolini qui, dans un article publié quelques mois avant sa mort, avait constaté la disparition des lucioles. Cet écrit éthique et politique, ce diagnostic désespéré, paru le 1er février 1975 dans le Corriere della Serra, se réfère à un texte plus ancien, une lettre de 1941, que Pasolini adresse à son ami Franco Farolfi. Pier Paolo Pasolini n’a pas tout a fait dix-neuf ans quand il écrit :
« Il y a trois jours, Paria et moi sommes descendus dans les recoins d’une joyeuse prostitution, où de grasse mamans (…) nous ont fait penser avec nostalgie aux rivages de l’enfance innocente. Nous avons ensuite pissé avec désespoir (…) La nuit dont je te parle nous avons dîné à Paderno, et ensuite dans le noir sans lune, nous sommes montés vers Pieve del Pino, nous avons vu une quantité énorme de lucioles qui formaient des bosquets de feu dans les bosquets de buissons, et nous les enviions parce qu’elles s’aimaient, parce qu’elles se cherchaient dans leurs envols amoureux et leurs lumières, alors que nous étions secs et rien que des mâles dans un vagabondage artificiel. J’ai alors pensé combien l’amitié est belle, et les réunions de garçons de vingt ans qui rient de leurs mâles voix innocentes, et ne se soucient pas du monde autour d’eux, poursuivant leur vie, remplissant la nuit de leurs cris. Leur virilité est potentielle. Tout en eux se transforme en rires, en éclats de rire. Jamais leur fougue virile n’apparaît aussi claire et bouleversante que quand ils paraissent redevenus des enfants innocents, parce que dans leur corps demeure toujours présente leur jeunesse totale, joyeuse. »
Puis, presque immédiatement après : « Ainsi étions-nous cette nuit-là : nous avons ensuite grimpé sur les flancs des collines, entre les ronces qui étaient mortes et leur mort semblait vivante, nous avons traversé des vergers et des bois de cerisiers chargés de griottes, et nous sommes arrivés sur une haute cime. De là, on voyait très clairement deux projecteurs très loin, très féroces, des yeux mécaniques auxquels il était impossible d’échapper, et alors nous avons été saisis par la terreur d’être découverts, pendant que des chiens aboyaient, et nous nous sentions coupables, et nous avons fui sur le dos, la crête de la colline. »
En fait, dans son essai, Georges Didi-Huberman nous dit que les lucioles n’ont disparu qu’à la vue de ceux qui ne sont plus à la bonne place pour les voir émettre leur signaux lumineux et que les images, pour peu qu’elles soient rigoureusement et modestement pensées, pensées par exemple comme images – lucioles, ouvrent l’espace pour une telle résistance. L’expérience est indestructible, quand bien même elle se trouverait réduite aux survivances et aux clandestinités de simples lueurs dans la nuit. Même dans un monde de destruction, on peut se retirer hors du monde, travailler à une lueur, à la persistance d’une liberté de mouvement. On peut agir, malgré tout, sans se replier, raconter une histoire, envoyer des parcelles d’humanité, ne pas nous contenter de dire non à la lumière aveuglante, mais dire oui dans la nuit. C’est assurément une attitude que partage Jacqueline Mesmaeker. Ses lucioles restent proches de nous, fragmentaires et mouvantes, comme une échappée fragile, elles nous effleurent, elles ne font que passer, intermittentes. Ce sont des apparitions uniques qui ne citent qu’un instant, de sont des instantanés, de courts moments, investis par la pensée. Elles déclineront peut-être, mais ne disparaîtront pas. Peut-être seront-elles aperçues plus tard, par un autre, elles survivront dès lors d’une autre façon. Ouvertes, inachevées et mobiles. Des expériences se transmettent, des formes s’inventent ou réapparaissent comme des lucioles.