THE SONG OF THE FLESH OR THE DOG WHO SHITS (LYRA)

 

The Song of the Flesh or The Dog who Shits (Lyra), 1993. Oil on canvas, 264 x 198,5 cm.

La toile est sombre, espace infini d’un monochrome moutonné. Elle fait partie d’une série de trois peintures de John Murphy, qui toutes représentent le dessin d’un chien sous le schéma d’une constellation. Le chien est en position accroupie, dos arqué, queue tendue et dirigée vers l’arrière. Nul ne peut douter de son activité : il est en position de défécation. S’il était nécessaire de le préciser, le titre de l’œuvre est sans appel : c’est le chien qui chie, «the dog who shits». Dans l’espace infini de la toile, on discerne quelques cercles de divers diamètres, une constellation ; c’est du moins ainsi que l’homme se les représente les reliant par des lignes imaginaires, traçant ainsi sur la voûte céleste des figures qui lui permettent de les nommer. Le mot chien désigne d’ailleurs l’animal aboyant – ou chiant en l’occurrence – et une constellation céleste, deux même, le Grand Chien et le Petit, Canis Major et Minor. Ici, dans ce tableau, il s’agit de la Lyre. Dans les deux autres toiles de la série, ce sont «Pictor», le chevalet ainsi que le Poisson Volant, «Volans».

 

Le titre de l’une des deux autres toiles de cette série, toile conservée à la Tate Modern à Londres, fait explicitement référence à une nouvelle de Kafka : «Les recherches d’un chien», «Investigation of a dog». Le narrateur anonyme, un chien, y raconte un certain nombre d’épisodes de son passé faisant appel à des méthodes quasi scientifiques et rationnelles pour résoudre les questions fondamentales de son existence, questions que la plupart de ses pairs se sont contenté de laisser sans réponse. Dans le texte de Franz Kafka, la communauté canine y est à l’image de la communauté humaine, comme, sans doute, le chien, dans les tableaux de John Murphy symbolise l’homme contemplant, qui s’efforce de nommer et de comprendre le monde au delà de lui-même. Oui, il y a un appel à la contemplation, celle de la voûte céleste tout comme celle de la toile sans limites. On décèle là un fondement de la pratique artistique de Murphy qui vise à donner du sens a l’espace qui existe entre le mot et l’image, sans précisément d’ailleurs en imposer un particulier, mais en laissant le regardeur contemplant, entre perception, quête de sens et souvenirs de choses rencontrées qui façonnent la perception d’autres choses à voir. Tout comme le héros canin de Kafka pourrait être Kafka lui-même, nous sommes comme les chiens des peintures de John Murphy : face au cosmos, dans un continuel rebond entre la perception de celui-ci, sa connaissance, les mots qui nous permettent de le nommer, la chose en soi et son image.

 

Le titre de la seconde toile est plus singulier encore : «le chien circoncis». Cette fois c’est à Shakespeare que Murphy fait appel et plus précisément au suicide d’Othello. «I took by the throat the circumcised dog. And smote him, thus. (Stabs himself )». Les dernières paroles d’Othello sont une réflexion sur son identité dont il ne peut supporter la dualité. Ainsi Othello qui a crut être un noble émissaire de Venise contre les Turcs a massacré la plus noble des Vénitiennes. Le voici obligé de reconnaître en lui-même le chien circoncis qu’il croyait avoir tué et de se séparer par le suicide de la part bestiale qu’il a découvert en lui : «Je pris à la gorge le chien circoncis. Et le féris aini. (Il se poignarde)». Le chien, ici encore, nous rappelle notre condition humaine.

 

Les chiens de John Murphy marchent, dorment, sont en arrêt, reniflent. Celui-ci a l’attitude la plus triviale, celle d’un chien qui chie. C’est, déclare Murphy, sans une touche d’humour, le chant de la chair sous la lyre, «the song of the Flesch», première partie de ce titre en diptyque. Ce chien déféquant me rappelle ces mots d’Aragon, publié dans le Traité du style : «Faire en français signifie chier. Exemple : Ne forçons pas notre talent, Nous ne fairions rien avec grâce». Déjà en 1978, le critique Michael Newman écrivait à propos des peintures de John Murphy «qu’elles concernaient les limites, les limites entre l’art et la vie, d’une manière qui, pris au sérieux, devient inquiétante. L’art devient alors, ajouta-t-il, le lieu où la solitude, le désir irréalisable et la mort ne peuvent plus être oubliés». Murphy, représentant ce chien dans une attitude somme toute fort naturelle, cherche à nous rappeler que nos vies restent liées à notre environnement physique, peu importe à quel point nous tentons de transcender nos horizons. Certes, pour reprendre les théories de Plotin tout peut-être contemplation. «Ainsi, écrit le philosophe tout dérive de la contemplation, les êtres véritables, et les êtres que ceux-ci engendrent en se livrant à la contemplation et qui sont eux-mêmes des objets de contemplation soit pour la sensation, soit pour la connaissance ou l’opinion». Il n’empêche que nous sommes aussi des être conscients de notre finitude, de nos dualités, de nos limites physiques. N’est-ce pas Giorgio Agamben qui rendant hommage à Gilles Deleuze rappelle cette leçon où, développant la théorie plotinienne de la contemplation, le philosophe déclara : «tout être est une contemplation, oui même les animaux, mêmes les plantes. Sauf les hommes et les chiens qui sont des animaux tristes. Vous direz que je plaisante, que c’est une plaisanterie. Oui, mais même les plaisanteries sont des contemplations…». (Jean-Michel Botquin)

 

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optimisé pour safari, chrome et firefox  |  propulsé par galerie Nadja Vilenne  |  dernière mise à jour  06.02.2016