JEROEN VAN BERGEN

 

 

JEROEN VAN BERGEN

LE PROBLÈME DE LA MAISON

 

« Abrutissement.

La maison est un plat dur à digérer (se prendre d’abord ; vomir ensuite par chacune de ses fenêtres, se coiffer du tout en pot de chambre). Se prépare aussi en caveau de famille, comme entremerde ».

René Magritte

 

« Tout mon travail est basé sur les dimensions standardisées des toilettes, telles qu’elles sont fixées par la loi néerlandaise en matière de construction. Ces dimensions sont la norme pour la plus petite pièce habitable dans la maison ».

Jeroen Van Bergen

 

En 1936, René Magritte adresse à ses amis Irène Hamoir et Louis Scutenaire un ensemble d’une douzaine de petits dessins. Magritte les nomme « le problème de la maison » et les fait précéder d’un « abrutissement » en guise d’avertissement. Ces croquis représentent des maisonnettes des plus communes et modestes ; toutes ont un destin des plus insolites ; la première, qui accompagne cet avertissement digestif que je cite en exergue, est d’ailleurs déposée sur l’assiette d’un solitaire couvert dressé pour le dîner. Les unes sont à l’abri sous des cloches à fromages, d’autres sont tapies dans les nuages ; l’une est bâtie sur une voie ferrée, l’autre au sommet de la butte de Waterloo, escamotant dès lors son lion de bronze. Ici la niche du chien est plus grande que la maison ; là, une maisonnette est déposée comme un nid dans un arbre. J’ai repensé à ce dernier croquis de René Magritte en découvrant trois dessins de Jeroen Van Bergen, trois encres sur papier, trois cabanes dans les arbres. La première y est nichée, la seconde est un nichoir, la troisième est pendue à la branche de l’arbre comme une escarpolette. Ces trois insolites refuges sont l’œuvre d’un Robinson obsessionnel qui persiste et signe depuis des années. Ce sont des cabanons modulaires : Jeroen Van Bergen résout « le problème de la maison » en les dessinant suivant le volume d’un module de base aux normes édictées par la réglementation néerlandaise, la dimension standardisée à impérativement allouer à l’espace des W.C. Et ceci me renvoie une fois encore au mystère digestif magritien. Dans son « abrutissement », René Magritte, fait référence au pot de chambre et à l’ « entremerde » pour entremet ; il accompagne, de plus, sa série de dessins d’une missive adressée à Scutenaire, qu’il borde d’un dernier dessin : une belle cuvette de WC surmontée d’une chasse d’eau à l’ancienne. Et la chasse d’eau est une maisonnette. Entre la maison chasse d’eau de René Magritte et le module habitable à dimension des toilettes de Jeroen Van Bergen, les vases sont communicants. On versera ceci au dossier du hasard objectif, cette curieuse coïncidence entre les faits et le désir, qualifiée par André Breton de « problème des problèmes».

 

Jeroen Van Bergen est un constructeur prosaïque, frénétique par le nombre de ses projets, doué d’un singulier sens pratique. Il érige, il bâtit dans l’espace, à toutes les échelles et se sert de tout matériau. Lorsqu’il s’agit de maquettes, il met en œuvre le carton plume ou la mini brique, ou même aujourd’hui la résine ; et la brique, le bois, la plaque de plâtre, le béton cellulaire dès le moment où le pourcentage de l’échelle augmente. Plasticien, il n’est ni architecte, ni urbaniste mais définit la construction comme une nécessité première. Il rejoint là un architecte bénédictin compatriote, Hans van der Laan, qui dès les années 30 énonça haut et fort sa volonté de retisser des liens entre l’acte technique de construire et notre besoin primitif de définir notre espace environnant. Qu’on s’en souvienne, Ludwig Mies Van der Rohe se déclarait aussi « constructeur ».

 

Van der Laan, promoteur d’une architecture éminemment spirituelle, austère et silencieuse, est également à l’origine de l’espace critique qui fonde la pratique de Jeroen Van Bergen. Dans « Le Nombre plastique, quinze leçons sur l'ordonnance architectonique », publié en 1960, Dom Hans Van der Laan développe une nouvelle approche de la proportion mathématique. Pour le moine bénédiction, ce nombre plastique répond au gouffre qui lui apparaît entre l’intelligence humaine et le monde insaisissable des phénomènes naturels. La nature est immuable dans ses propres proportions, l’humain est, quant à lui, sensible, perceptif et intelligent ; ce qui est réalisé par l’homme doit tenir compte de l’ensemble de ces paramètres. Renouant avec les principes d’une architecture primitive, il définit ainsi une véritable liturgie de la demeure humaine : celle-ci doit rassembler les trois espaces qui composent notre « espace d’expérience » : la « cella », espace individuel de l’action, « la cour », espace de la locomotion, « le domaine », espace du champ de vision. Chaque cella correspond à une pièce habitable, une maison est composée de plusieurs cellas, juxtaposées ou superposées. Le système, par enchaînement numérique des proportions, est ainsi exponentiel.

 

Jeroen Van Bergen ne fera pas autre chose. Son module de base, il le juxtapose, le superpose et imagine tant l’architecture que l’urbanisme suivant ce principe de proportion mathématique. Très prosaïquement, avec une belle dose de pragmatisme et d’humour, il se pose la question de la cella, de l’unité la plus réduite de la demeure humaine. Ernst Neufert, auteur des célèbres « Éléments des projets de construction », cette base méthodologique de la mesure de toute chose, ne nous contredira pas : hormis un éventuel placard, mais qui par définition n’est pas « un lieu d’action individuelle », cette plus petite unité de l’habitat, ce sont bien les water-closets. Dont acte. La loi néerlandaise est précise : les toilettes doivent mesurer, au minimum 110 centimètres de large, 90 de profondeur, 260 en hauteur. Les dimensions de la porte sont de 210 sur 90 et l’éventuelle petite fenêtre qui permettra de jeter un œil sur le monde mesurera 45 centimètres sur 70. Voilà la divine proportion modulaire. Ajoutons-y qu’en effet, les toilettes sont un lieu d’action individuel destiné à un fort trivial phénomène naturel. « La cella » sera donc à dimension des toilettes ; la juxtaposition et la superposition, ce principe de base qui régit également tout coût du mètre carré urbain et bâti, permettront l’extension sans fin du domaine de cette fièvre constructrice. Le système sera global.

 

Le point de départ tient donc à une règle administrative, que l’artiste juge absurde. Assurément, l’administration peut l’être régulièrement. Le raccourci est peut-être saisissant, mais par ses maquettes, Jeroen Van Bergen prolonge en quelque sorte l’histoire et la géographie humaines des Pays-Bas, tout comme la constante de la politique d’aménagement du territoire qui y est menée. Quand plus de seize millions d'habitants se pressent sur quarante milles kilomètres carrés, chaque parcelle de terrain compte. Tout y est donc tendu, minutieux, même parfois miniaturisé, continuellement pris dans des contradictions entre esprit de l’ordre et esprit de liberté. Sur un plan théorique, « De Stijl », qui a tant influencé le Style International, finalement, n’est pas loin non plus. N’est-ce pas Piet Mondrian qui déclarait : « Seul l'aspect pur des éléments, dans des proportions équilibrées, peut atténuer le tragique dans la vie et dans l'art» ? De l’hygiène administrative, nous basculons dans l’observation d’un champ sociologique et théorique, voir une mise en doute de tout discours dogmatique. Jeroen Van Bergen déclare qu’il n’y a pas de propos politique dans son travail. « Mes installations, explique-t-il, trouvent leurs sources dans la perception spatiale que je ressens moi-même dans des bâtiments existants. Et ces installations n’ont pas d’autre but que de créer de l’espace. Dans ce système de mesures précises, je trouve la liberté de transgresser le système dans lequel je me suis ancré. Je me pose continuellement la question du spectateur, l’amener à davantage de conscience de l’espace. Je suis moi-même en quête d’un espace qui serait la base minimale de ce que l’on peut éprouver de façon parfaitement intemporelle ». Il n’empêche, le système exponentiel qu’il a mis en place, questionne le monde avec acuité. Ses dernières œuvres, des tours jusqu’au ciel comme d’impossibles cathédrales, n’y échappent pas.

 

Avec « Ruimte et Kisten Compositie. Stadsplan 01» (Espace et Composition de Caisses. Plan urbain 01), cet ensemble d’œuvres, cette installation toute récente, Jeroen Van Bergen pousse en effet l’absurdité jusqu’à ses limites paroxystiques. Je ne sais pas combien de modules de base, donc de WC, sont contenus dans ces gratte-ciels, mais leur nombre doit être astronomique. Ce que je sais, c’est que la plus haute d’entre elles, une maquette au millième, dépasse de soixante-dix mètres la Burj Khalifa de Dubaï inaugurée en janvier 2010. C’est là comme une fiction de la réalité, ou du moins une rencontre entre l’une et l’autre. A moins que l’objet ainsi sculpté n’ait plus aucun rapport avec le réel, tant il devient fantasmagorique.

 

Au sol, une cinquantaine de boîtes en bois, de diverses dimensions, toutes estampillées du monogramme de l’artiste forme une pyramide. Certaines de ces caisses sont closes, sur d’autres sont posées des maquettes de tours. Celles-ci sont en carton laqué, celles-là sont en résine ; les unes sont blanches et immaculées, d’autres transparentes comme des tours de glace. Et je pense à l’affiche réalisée par Boris Konstantinovitch Bilinsky pour la sortie du Metropolis en 1927, cet étagement en degrés et perspective de la cité futuriste de Fritz Lang. L’échiquier que compose «Ruimte et Kisten » fait d’emblée penser à la ville haute des ploutocrates et oligarches du film. En contrebas, parmi les caissettes qui forment la base de cette pyramide à degrés, une construction cubique, un simple building de six étages. Il est comme destiné aux prolétaires immatriculés vivant dans les sous-sols de la mégalopole industrielle du cinéaste allemand. L’ordonnancement de la façade de cette maquette particulière, que Jeroen Van Bergen a déjà décliné dans d’autres configurations intitulées « maisons sociales », fait directement référence à certains décors de façades imaginés par Fritz Lang, ceux qui, entre autre, apparaissent dès le début de film alors qu’en rang serrés les ouvriers rejoignent leur poste de travail dans la cité souterraine.

En bordure de cette pyramide de caissettes, comme s’il s’agissait de la banlieue, un « petit village ». Ou plusieurs même, car l’on subodore en observant les dimensions de ces caissettes que d’autres pourraient surgir sous quelques coups de dévisseuse. Réévalutation d’échelle –car « Kleine Dorp » existe aussi au centième-, ce petit village tient à la fois d’un Manhattan globalis, de la cité dortoir et, avec sa rue unique, des mythes de l’Ouest américain. Son appellation miniaturise d’absurdes démesures.

« Ruimte en Kisten » revisite aussi le constructivisme russe, l'expressionnisme socialiste, cette idée de la cathédrale gothique comme œuvre d’art totale rassemblant artistes et artisans, en tant que nouvelle utopie communautaire, cette idée qui séduira les artistes allemands, néerlandais ou encore russes après les révolutions politiques survenues à l’issue de la première guerre. On pense à certains assemblages de Paul Joosten, à la cathédrale de 1941, « Ohne Titel », de Kurt Schwitters, avant de retomber dans la trivialité du marchandising en constatant que Jeroen Van Bergen décline aussi ses tours en « souvenirs et miniatures » colorées, en fonctionnels « tours presse-livres ». Ses gratte-ciels une fois érigés, il en dépiaute d’ailleurs les moules et cloue ceux-ci sur de vulgaires planches en bois, comme on crucifie un corbeau mort par les ailes sur les portes des granges afin de chasser le mauvais œil.

 

En 2007, campé devant « Straat 001 », maquette posée sur une planche de mélaminé et deux tréteaux d’atelier, réalisée à l’échelle d’un vingtième, sorte d’architecture babélienne, comme des mastabas juxtaposés, composés, ordonnancés, une œuvre conservée aujourd’hui par le Bonnefantenmuseum de Maastricht, Jeroen Van Bergen nous détaillait la programmatique sociale de ce complexe architectural : un grand théâtre, de l’habitat familial, des logements étudiants, une prison. C’était là un singulier contrat social, une sorte de fiction appliquée à ces espaces, ces façades, ces volumes indifférenciés. Aujourd’hui, face au rythme minimal de « Torens compositie 001 » (Composition de tours 001), nous pourrions faire exactement le même exercice. Avec des résultats similaires.

 

La maquette posée sur son socle, le tout posé à côté de sa caisse de rangement, celle-ci sur roulettes, peut donc apparaître ou disparaître en un clin d’œil ; le rangement gigogne est minutieusement conçu, les roulettes assurent de très pratiques transhumances. En exposant ainsi le tout, Jeroen Van Bergen nous montre que la maquette peut très bien s’escamoter comme il escamote les fonctions programmatiques de ses architectures ou leur assigne, au contraire, une fonction précise, pratique et arbitraire. Y décèlerait-on un récit imaginaire à portée philosophique, politique, idéologique ou morale, une spéculation vers la cité du bonheur, le rêve d’une architecture régénérée, symbole du bien-être des populations et emblème de la vie urbaine où s’exerce la citoyenneté ? On peut en effet être tenté par l’utopie sociale, le contrat rousseauiste qui unit l'action de l'artiste militant pour le rôle social de l'art et l'engagement politique favorable à un régime moralement égalitaire. Mais on peut tout autant envisager ces baraques à frites, chapelles, studios pour étudiants, « proefmuseum » –ce qu’on pourrait traduire par « tentative de musée » -, ces maisons sociales, ces façades composées, comme autant de critiques ironiques de toutes les déviances de la modernité. A moins qu’il ne s’agisse de l’application d’un jeu à l’implacable logique, supposant qu’on soit continuellement tenté de transgresser le système mis en œuvre. De fait, c’est dans l’incongru, l’absurde, le paradoxe que réside l’imaginaire que sous-tend toutes ces œuvres.

 

Ainsi, « Barrio de Chabolas », ce grand œuvre aux quinze cent septante-deux modules destiné à abriter dix milles personnes. La ville s’accroche à flanc de colline, le long d’une voie rapide ; les ruelles sont étroites et les maisons, imbriquées, étriquées, superposées croissent comme le résultat d’une fièvre édificatrice auto-productrice, inflationniste même. Barrio de Chabolas, le nom même du lieu, le titre de l’œuvre, fait référence au bidonville : serions-nous face à une favela dont, paradoxalement, les modules seraient proprets et hygiénistes ? Ainsi « lumpiakraam » qui a sillonné les routes de Maastricht à Venlo durant l’été 2009. Pour cette intervention dans l’espace public, Jeroen Van Bergen dessine un van en métal et aluminium, une cuisine roulante aux proportions de son module dont la cabine mesure près de 4 mètres de long et trois de haut. Cette singulière remorque n’a jamais été utilisée à servir quelque lumpia que ce soit. Ainsi « Meerdere gebouwen in Gevelsamenstelling 006 » (« plusieurs bâtiments dans une même composition de façade ») qu’il réalise dans un parc public durant l’été 2008. L’œuvre, comme une sorte d’architecture pavillonnaire aux lignes inédites est réalisée à l’échelle 1 : 2 ; elle en est d’autant plus ludique et ironique. Ainsi « Dozen compositie – stadplan », cette mise en boîte de tout le vocabulaire mis en œuvre, miniatures de compositions de rue, de friteries et bordels, studios et gratte-ciels, de modules de base et habitations pour une personne. Le plan de la ville s’agence en quelques boîtes à chaussures.

 

Qu’il propose à l’amateur averti un kit de montage de son module de base, tube de colle compris ou qu’il ensocle son module comme un monument, socle sur socle, Jeroen Van Bergen est lui-même pris dans le système exponentiel qu’il a généré. Les dessins se comptent par centaines ; certaines séries -« Schetsen en Teksten, croquis et textes »- détaillent les processus de travail, déjouant tout mystère. Les maquettes à toutes échelles sont inventoriées, minutieusement numérotées. Les caisses et les boîtes, validées, estampillées. Toute la pratique artistique elle-même oscille sans cesse entre l’organisation et l’aménagement ordonnés du travail et cet esprit ironique, parfaitement libre dont témoigne la permanente émancipation des œuvres. J’en veux encore pour preuve ce bordel de campagne, un module sur chenilles, baptisé « Deux bordels sur tank » ou cette ultime série de dessins où ce module à dimension des water-closets se transforme, savoureux sens de l’hybridité, en cabine pour radeau, en baraque à frite sur pilotis, en abri forestier, en grange avec soupente ou même en temple au fronton néoclassique. Il y a là, on en conviendra, la perspective d’infinie résolution du problème de la maison.

 

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optimisé pour safari, chrome et firefox  |  propulsé par galerie Nadja Vilenne  |  dernière mise à jour  06.02.2016