EMILIO LOPEZ-MENCHERO, TRYING TO BE RROSE, FRIDA, CINDY

 

Il était en quelque sorte attendu qu’Emilio Lopez-Menchero un jour Cindy Sherman. Depuis ses tout premiers travaux il y a plus de trente ans, l’artiste américaine se sert presque exclusivement de sa propre personne comme modèle et support de ses mises en scène. Regard sur l’identité, frénésie à reproduire son moi, son travail est ultime enjeu de déconstruction des genres entre mascarade, jeu théâtral et hybridation.

 

Il était, de même, tout aussi attendu que Lopez-Menchero incarne Jacques Lizène en «petit maître à la fontaine de cheveux», ce qu’il fit tout aussi récemment. L’hybridité encore une fois, mais aussi une attirance pour le burlesque et la parodie, tout comme une admiration partagée pour Pablo Picasso les réunissent. Lizène a dessiné de nombreux «avions métamorphiques comme Picasso n’en a jamais fait» et en a d’ailleurs rassemblé une série dans un «roman d’art plastique». Lopez Menchero, lui, a tenté de s’approprier le regard mythique de l’Artiste. Tenter, l’enjeu est bien là. Chez Lizène, les tentatives, supposant l’incomplétude et l’inabouti, ne manquent pas. Quant à cette série de travaux d’Emilio Lopez Menchero, elle s’appelle «Trying to be».

 

Lopez-Menchero est un hybride belgo - espagnol. Lorsqu’il enfourche son vélo torero torpédo, vêtu du costume de lumière du toréador, les mains bien appuyées sur les cornes acérées de sa monture, le voici hybride d’Eddy Merckx et de Manolete, rendant hommage à Picasso. La performance le mènera au sommet du col d’Aubisque, cela mérite, sur fond sonore de paso-doble, d’être salué. Architecte, il ne pratique pas, mais considère l’espace public et urbain comme un espace critique et y intervient régulièrement de façon temporaire ou pérenne. On le soupçonne de vouloir tatouer la Spanner Haus d’Adolf Loos. Très sévère par rapport à toutes les dérives que le «Crime et ornement» de l’architecte viennois a généré, il cite volontiers Hans Hollein et son Manifeste de 1968 : «Alles ist Architektur». Tout est architecture, y compris la construction de soi.

 

Depuis le début des années 2000, Emilio Lopez Menchero tente de régulières incarnations. Camper Picasso torse nu en culotte de boxeur, s’approprier son regard, Habiter Rrose Selavy. Se substituer à Harald Szemann. Incarner les quelques minutes de célébrité wharolienne façon Russell Means. Mettre à nu le monumental Balzac de Rodin. Changer de sexe et composer une Frida Kahlo qui, elle-même, se met en scène. Prendre la pose hiératique de Raspoutine. Conquérir la face christique du Che Gevara. Coiffer le keffieh d’Arafat.

 

Comme dans le cas de Cindy Sherman, ces mises en scènes ne sont destinées le plus souvent qu’à la photographie, plus rarement à la vidéo. Lopez Menchero se transforme par le maquillage, le costume, les accessoires, et surtout, il prend la pause, une pause, dirions-nous, incarnée, très proche de l’icône de référence, mais dans une totale réappropriation personnelle. Est-ce là un art parodique, ce «dernier ressort de l’esprit» selon Nabokov ? La parodie sanctionne et consacre dans le même temps, sur un mode toujours paradoxal: se moquer en admirant, s’identifier en se démarquant. Elle est hommage et reconnaissance, mais sur le mode du travestissement burlesque. Lopez-Menchero ni ne se moque, ni ne parasite; il initie par ces citations une réflexivité et une recréation, mêlant le familier et l’inédit, la reconnaissance et la surprise, l’érudition et la farce.

 

Lorsqu’il campe l’«autoportrait de Pablo Picasso torse nu en culotte de boxeur devant Homme assis au verre en cours d'exécution», une photographie prise dans l'atelier de la rue Schoelcher en 1915 ou 1916, tout l’enjeu, dit-il, est de restituer cette auto-célébration photographique, tant celle du corps que du génie artistique, dont usa fréquemment le peintre espagnol. Il ne s’agit pas de pasticher le cliché photographique, de singer Picasso, mais bien d’incarner cet «être peintre» autant que les archétypes de l’Espagnol viril et macho.

 

Alors qu’il pose la question du corps, de son propre corps dandinant, étonnante vidéo intitulée «Ego Sumo», Lopez Menchero découvre la physionomie du portrait de Balzac aux bretelles, dit de Nadar, Napoléon des lettres, main sur le cœur, photographié par Buisson en 1842. C’est cette question de physionomie et le hasard d’une éventuelle ressemblance qui le mobilise. Ensuite, il abordera les clichés du Balzac Monumental de Rodin pris par Edward Steichen, diverses études préparatoires que réalise Rodin, ce qui le mènera à la sculpture du Balzac elle-même. En fait, ce redoublement entre la sculpture et ses avatars photographiques, entre la physionomie de Balzac et l’œuvre de Rodin condense le processus d’incarnation qu’il entreprend. Celui-ci débouchera sur cette exhibition qui dénude le génial geste sculptural de Rodin, plus que le corps de l’artiste. Exhibant nudité et virilité, Lopez-Menchero démonte le geste de synthèse de Rodin qui sculpta d’abord le corps nu de l’écrivain avant de le couvrir de cette robe de bure. Il est dès lors autant Balzac que la sculpture de Rodin.

 

Sa démarche s’apparenterait-elle à celle du changement d'identité, inauguré par Marcel Duchamp? Rappelons que l’origine même du geste duchampien réside d’abord sur un transformisme linguistico - religieux : passer d’une religion à une autre par un changement de patronyme. La célèbre photographie que Man Ray fait de Duchamp déguisé en femme est en fait la photo «d’identité travestie» de Rrose Selavy, la «Ready Maid» duchampienne. Lopez-Menchero ne pouvait que réitérer ce geste transgenre. Habiter Rrose Selavy et par la même occasion, bien sûr, Marcel Duchamp : c’est l’archétype du genre.

 

Cindy ou Rrose ne sont pas les seules femmes qu’Emilio Lopez Menchero a incarnées ; il y a Frida aussi. Pour personnifier l’artiste mexicaine Frida Kahlo, il ne choisit pas l’un des nombreux autoportraits de l’artiste, mais une photographie de Nickolas Muray, « Frida on Withe Bench », datée de 1938, un portrait frontal, une mise en scène. C’est ce manifeste politique et culturel qui intéresse Lopez Menchero; l’intime, l’artistique, le politique transfigurent Frida. Frida Kahlo déclare qu’ «elle s’autoportraiture souvent parce qu’elle est la personne qu’elle connaît le mieux». Transformiste un brin excentrique, Lopez Menchero, tout en changeant d’identité trouve la sienne. «Être artiste, dit-il, c’est une façon de parler de son identité, c’est le fait de s’inventer tout le temps». Chaque œuvre est singulière, chaque «Trying to be» est une aventure particulière, chacun est une construction existentielle, composée d’éléments autobiographiques, d’une mise en scène de soi-même, d’une réflexion sur les signaux émis par l’icône mise en jeu. C’est, in fine, une construction de soi au travers d’une permanente réflexion sur l’identité et ses hybridités, en visitant quelques mythes, leurs mensonges et vérités. Lopez Menchero déambule entre exhibition, travestissement et héroïsme domestique.

 

Et Cindy ? Emilio Lopez Menchero a choisi l’un des « Centerfolds » de 1981, ces images horizontales, comme celles des doubles pages des magazines de mode et de charme, commanditées par Artforum et qui ne seront jamais publiées. La rédaction de la revue d’art jugera qu’elles réaffirment trop de stéréotypes sexistes. Sherman y incarne une femme vulnérable, fragile, sans échappatoire, captive du regard porté sur elle. (Jean-Michel Botquin)

 

 

 

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optimisé pour safari, chrome et firefox  |  propulsé par galerie Nadja Vilenne  |  dernière mise à jour  06.02.2016