CORPS

Marianne Berenhaut, Vanessa Beecroft, Leo Copers, Pierre Gérard, Jacques Lizène, Sylvie Ronflette,

Benoît Roussel, Merlin Spie, Lukas Vandenabeele, Erwin Wurm

 

Exhibition view

Marianne Berenhaut, Erwin Wurm, Lukas Vandenabeele

CORPS

 

En octobre, la galerie Nadja Vilenne accueillait tout à fait exceptionnellement un spectacle de la compagnie Welcome to Earth, mise en scène de Sybille Cornet, propositions et jeux de Sacha Kremer. " Rien ni personne ", investigation très proche de la performance, fut comme un partage d’espace vital entre un comédien et des spectateurs, un cheminement afin de retrouver pleinement la faculté d’être par la sensation, une réincarnation, un intense ressenti du corps au travers d’un récit fragmentaire, initié tant par l’univers autarcique d’un Franz Kafka que par les performances schizophréniques du plasticien et performeur viennois Arnulf Rainer. Recherche scénique évolutive, atomisation et constitution d’une identité, elle fut chaque soir semblable et différente, comme autant de tentatives d’aller voir au-delà du monde physique mais au creux même du corps.

 

Évolutive fut également l’exposition qui accompagne ce spectacle. Elle a pris son essor autour du plateau afin d’intensifier le dialogue transdisciplinaire à la base de la création scénique. Elle trouva un naturel prolongement dès l’expérience théâtrale clôturée. La galerie a réuni une série de plasticiens préoccupés, de fort près ou de plus loin, par les mêmes pratiques et questionnements. Ils étaient cinq à occuper les divers espaces de la galerie durant le spectacle ; ils sont onze in fine pour cette exposition qui sans être illustration de la proposition faite par Sybille Cornet et Sacha Kremer, qui sans plus prétendre à l’expertise d’une thématique, amplifie ce propos sur le corps, le décline, jette d’autres passerelles dans un dialogue entre des univers très singuliers. "Corps", titre générique, confronte des démarches et des œuvres dont parfois le corps est même absent, mais qui toutes procèdent de l’expérience physique en quête de cette universalité d’une humanité investissant son propre mystère.

 

L’exposition regroupe des œuvres de Vanessa Beecroft, Marianne Berenhaut, Leo Copers, Pierre Gérard, Gudny-Rosa Ingimarsdottir, Jacques Lizène, Benoît Roussel, Sylvie Ronflette, Merlin Spie, Lukas Vandenabeele et Erwin Wurm.

Contribution en guise de nouvel échange, Merlin Spie proposa le soir du vernissage une autre expérience corporelle sous forme de performance, mise en espace de son propre corps aspirant, respirant, couverte de sirop de Liège, en quête de pureté sensorielle, épreuve lugubre, sombre, décadente, érotique, mortelle, étouffante où pourtant point l’incontestable beauté du corps, primaire, rétablissant ainsi l’équilibre de l’ensemble. Elle peut, au défaut de cette cuirasse de sirop ruisselant être interprétée à de multiples niveaux tant philosophique, que scientifique, culturel, politique ou économique.

 

LA PETITE MUSETTE CASQUÉE, PERFORMANCE DE MERLIN SPIE

 

C’est assurément une invention de soi, une expérience de l’intervalle, une mise en valeur extraordinaire du corps durant un temps compté. Le corps en jeu n’est pas simple make up au sirop de Liège, les performances de Merlin Spie dépassent le simple travestissement ; il s’agit, dans l’endurance, d’une incarnation, d’un rituel de réappropriation physico-sensible et non d’une esthétique de l’effet. Avant tout, le sirop est nourrissant. Il nourrit le corps comme il nourrit le regard.

 

Cette fois, le dispositif est ouvert comme un triptyque et enduit, sol et murs, de " vrai sirop de Liège ". Lorsque le public est invité à pénétrer dans la pièce, Merlin Spie est déjà en place. Nue, elle-même soigneusement badigeonnée de sirop, au cœur de cette installation qu’elle a auparavant apprêtée. La tête emprisonnée dans un manchon, un conduit qui la soude au mur, assise sur un tabouret, elle est hors le monde. Le corps est prison de chair. Seul son dos, jusqu’aux fesses, n’est pas enduit de sirop et dessine un violon épousant ses formes.

Immobile, hiératique, l’artiste restera ainsi soixante minutes. L’expérience est suffocante. Son costume de sirop est sculpture pour reprendre les termes de Beuys à propos du costume de feutre. (1970). Ou plutôt, elle est elle-même sculpture, bien que l’artiste évoque l’œuvre comme tableau, car ce sont les surfaces ici qui se répondent, épiderme de sirop sur les murs, matière vivante, lisse, uniforme et vibrante, wall over sombre, abondant et ruisselant, répondant au halo du dos découvert et dénudé. Surfaces et épiderme, peau inscrite dans cette aire sucrée, terrienne, presque volcanique, sont fascinants. Et l’on se rappellera Gilles Deleuze écrivant dans " La Logique des Sens " qu’il se peut que la conquête des surfaces soit le plus grand effort de la vie psychique, dans la sexualité comme dans la pensée, le philosophe citant Paul Valery : " le plus profond, c’est la peau ".

 

La voici donc comme une excroissance de cette surface vibrante, un insecte à la trompe engluée dans le sucre, coupée du reste du monde. Sa main, toutefois, repose sur une sorte de lutrin, une console saillant de la paroi. Une assistante veillera durant toute la performance à glisser entre les doigts posés sur ce lutrin une cigarette blonde allumée, dès la précédente consumée. Merlin Spie ne fume pas, et pour cause. Mais l’odeur de la cigarette incandescente, douce, se mélange aux chaudes effluves sucrées du sirop saturant l’espace. Une seconde assistante intervient sur ce même rythme protocolaire, chargée d’éponger les traces de pas de la première, de rendre ainsi à la surface de sirop sa virginité, sa tessiture originelle, tessiture plutôt que texture pour rester dans le domaine musical de cette muette musette. Seuls leurs bruits de pas rituellement englués s’entendront cette heure durant. Tous les sens du regardeur sont dès lors en éveil tandis que s’élèvent les volutes de fumée bleue.

La Musette est casquée, nous apprend le titre de l’œuvre. Comme la baigneuse d’Ingres l’était de son turban de sérail. Mais le casque est ici de sirop tandis que manquent les ouïes en clé de fa du violon délinéé sur le dos nu de l ‘artiste. Merlin Spie utilise régulièrement la citation dans son œuvre, qu’elle soit ethnographique, historique, artistique, culturelle. Si elle rappelle qu’elle a ici pensé au collage dadaïste de John Heartfield, " Hourra, die Butter ist alle ", (1935) famille nazie se nourrissant autour de la table d’un festin d’objets de ferraille, les gobant comme elle-même s’englue le visage en son manchon siropé, c’est bien sûr à la célèbre photographie de Man Ray, parue dans Littérature en juin 1924, Kiki, le violon d’Ingres, que la Musette en appelle. Et la référence n’est de loin pas que formelle ; Merlin Spie réadopte les pseudos rituels dadaïstes, réexpérimente cette pratique d’une nouvelle dramaturgie au cours de laquelle l’auteur devient acteur-manifeste en quête de communication véritable avec l’autre, cherchant à saisir l’être, avant qu’il n’ait cédé à la comptabilité, à l’atteindre dans son incohérence, ou mieux sa cohérence primitive. Cette incohérence, Merlin Spie la pratique aussi, absurdité d’une situation, obscurcissement des gestes posés, mise en jeu sceptique de réalités étrangères l’une à l’autre. Et " cette cuirasse artificielle, dit-elle, enferme une émotion non structurée, le chaos d’un système non visuel, (…) une structure intérieurement et profondément déracinée, déstabilisée par des facteurs imposés par l’environnement extérieur ". Dans une pratique de collage chère au mouvement dada d’ailleurs, Merlin Spie articule en marge de sa performance quelques citations de "Culture Jam" (1999) du Canadien Kalle Lasn, directeur-éditeur de la revue Ardburster, analyste de nos modes de consommation et de leur incompatibilité avec toute notion de développement durable.

 

La moindre des incohérences n’est en effet pas de se badigeonner de sirop ou d’en couvrir sols et murs avec largesse. Rien à voir dans cette mise en œuvre alimentaire avec une quelconque désublimation du corps ou une festive régression, telle que l’a pratiqué un Paul Mc.Carthy. Le sirop est nourriture essentielle, vitale ; énergétique. Merlin Spie l’utilise pour ses propriétés nutritives, sa douceur, son odeur, sa texture, comme elle a utilisé le beurre, le sperme même, dans d’autres œuvres et sans pour autant lui attribuer vertu thérapeutique à l’instar de Beuys manipulant la graisse. Elle utilise le sirop pour ses vertus quasi "enfantines", son innocence. C’est après une conversation avec Sally Mann et la découverte des photographies d’enfants de l’artiste américaine, œuvres à l’érotisme très ambigu, que Merlin Spie a choisi de mettre en œuvre ce matériau singulier. Innocent, elle peut en toute ambiguïté le dénaturer tandis que sa mise en œuvre puise en d’incontestables forces évocatrices entre séduction et écœurement, luminosité et obscurité.

Sa première performance du genre, "Within remembrance of Sweet Scented, S.M." (1998) se déroula dans le cadre d’une exposition baptisée "Cultural Indigestion". Depuis, dans une mise en scène parfaitement mesurée, aux forces tectoniques astreintes, là où toute énergie reste intérieure, sans débordement aucun tant le sirop est profilé avec vigueur, douceur suave et texture lisse, érotisme premier –sexe et nourriture sont des besoins fondamentaux, ici conjugués- prennent, au fil des performances, des tons inquiétants, sombres et lugubres, voire décadents, angoissants, excessifs, énigmatiques, obscurs rituels. Et si par hasard coule une cloque de sirop sur la peau nue, c’est en larme de sang qu’elle se coagule, stigmate christique. Ainsi se sont succédé "Promenade of fools", "When my skin would melt, you wouldn’t be able to touch me neither" ou encore "Poetical Statement of a Poetical Mind" tous titres hermétiquement programmatiques, avant cette Musette, cette danse du XVIIIe siècle, légère, anodine, badine, ce que n’est en aucun cas cette expérience asphyxiante, oppressante, immersion sucrée à s’en gaver avant de s’y noyer, même si la performance durant, la respiration de l’artiste actrice semble imperceptiblement régulière. Le casque n’était-il pas l’attribut d’Hadès, dieu infernal, casque signifiant la mort invisible qui rôde autour de nous ? Merlin Spie parle elle-même d’expérience mortelle. N’est-il pas aussi image du subconscient, exprimant l’impuissance d’un être à s’exprimer intégralement lui-même ? Tout est question de rupture, tout est décontextualisation, tout est confrontation dans une poétique énigmatique. Merlin Spie provoque le basculement, joue des perceptions duelles, interroge le jeu, l’excès et transfigure la beauté, jusqu’au dépérissement. L’œuvre atteint son état critique.

 

Installation, car le dispositif subsiste dès le corps de l’artiste absent, La Petite Musette, Casquée, fait partie d’une séquence constituée de trois performances, cycle intitulé "Studie to Die a Romantic Death". Soit un triptyque, tel le Jardin des Délices de Jérôme Bosch, rappelle Merlin Spie. Le rapprochement avec l’œuvre de ce maître de la Nuit et des épreuves est significatif, tableau édifiant mais licencieux, œuvre aux reflets d’enfer, interprétée aussi comme innocence édénique, voire comme rêve lucide métaphore de rites énergétiques, inquiétant langage hermétique, dialectique du dualisme et renversement cauchemardesque du délice où le monde est domaine du temps, du sexe et de la mort. (Jean-Michel Botquin Décembre 2002)

 

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optimisé pour safari, chrome et firefox  |  propulsé par galerie Nadja Vilenne  |  dernière mise à jour  06.02.2016