Louis Vuitton advertising campaign Fall/Winter 2013 de la série Drapery, photographie couleur (tirage jet d’encre), 57 x 43 cm, 2014.
Alors que Sophie Langohr reçoit dans son atelier une équipe de télévision, la première image que capte la caméra est celle d’une table où s’amoncellent les revues de mode. Vu leur nombre, coiffeurs et manucures peuvent se faire attendre, il y a de la lecture en suffisance. Oui, l’artiste excelle dans la lecture de « Vogue » et d’autres magazines du genre. Sans cesse, elle en scrute les images. Et il me semble qu’après s’être intéressée aux Vierges, saintes et statues mariales, elle s’est soucié du sort des nymphes, ces divinités mineures irradiantes d’une véritable puissance à fasciner. Celles-ci traversent l’histoire depuis l’antiquité, obsolètes, renaissantes, survivantes, nymphes drapées, souvent érotiques, parfois inquiétantes, Vénus et jeunes vierges de la Renaissance, Ménades chrétiennes, martyres baroques, nymphes hystériques de Charcot. A la suite d’Aby Warburg qui voyait dans la « Ninfa » un fantôme féminin sans cesse retrouvé, Georges Didi Huberman, les a poursuivies de ses assiduités, considérant au travers des siècles la draperie, ce drapé tombé, comme « un outil pathétique ». Jusqu’à jeter la robe de la nymphe, en tas, chiffonnée. « Drapery » (2013-2014) est le titre générique d’une toute récente série de travaux de Sophie Langohr.
Abordant ces nouvelles photographies, me revient en mémoire cette singulière exorde de Léonard de Vinci. « Et fais peu de plis, sauf pour les vieillards en toge et plein d’autorité ». Le conseil, émis par l’un des maîtres du plissé semble étonnant. Souvenons nous de cette « Draperie pour une figure assise » du Louvre, elle est en tout point remarquable. Au pinceau, à la tempera et avec des rehauts de blancs, Léonard, par le seul drapé, nous donne à voir un corps à peine indiqué, tant le peintre a étudié ce que l’on peut appeler le tombé des plis, la chute et la retenue de l’étoffe, par déploiements successifs, comme si l’impulsion du mouvement demeurait intacte même loin de sa source. Vasari lui-même en témoigne : « Léonard étudiait beaucoup sur nature, écrit-il, et il lui arrivait de fabriquer des modèles en terre glaise sur lesquels il plaçait des étoffes mouillées, enduites de terre, qu’il s’appliquait ensuite à peindre patiemment sur des toiles très fines ou des lins préparés : il obtenait ainsi en noir et blanc à la pointe du pinceau des effets merveilleux ; nous en avons des témoignages authentiques dans notre portefeuille de dessins ». Le conseil de Leonard, qui ajoute « imite autant que possible les Grecs et Latins dans leur manière de montrer les membres quand le vent presse les draps contre eux » tranche par sa singularité. C’est la reproduction de la nature des choses qui intéresse l’artiste, la nature même de la nature. Et cet art de la suggestion, où le fait de cacher met en valeur, n’est pas véritablement un concept qui appartient à la nature. Il est le produit de la main humaine qui tisse.
L’image actuelle, arty, sophistiquée, piochant d’ailleurs sans cesse dans les réserves des musées, happant le regard sur ce qui est rare et donc précieux a bien sûr perçu tout le potentiel de désir qu’un plissé peut contenir. Sophie Langohr a concentré son regard sur les mains, celles qui dans l’image publicitaire retiennent un drapé prêt à tomber, qui froissent le voile, le drap, l’étoffe. Ces mains caressent, dévoilent, protègent, étreignent, retiennent, s’alanguissent ou se crispent, incarnant l’éros et le langage du corps. Déjà, ce cadrage singulier ouvre notre regard sur de nouveaux territoires. Nous ne percevons plus le visible de la même façon ; le visible usuel est démonté, reconfiguré. Et c’est là comme un dévoilement, une autre façon de tomber le drap. Sophie Langohr accentue le trouble que ces images suggèrent, déroutant notre regard. Car comme Léonard plaçait des étoffes mouillées sur ses modèles de terre glaise, elle froisse, fripe, lisse et drape le papier glacé, singulières manipulations où chairs, draps et plis sur papier satiné finissent par se confondre dans la chute, la retenue, la crispation et l’étreinte. Entre consumation et consommation, elle renoue ainsi avec l’incarnation de l’icône et désincarne à la fois l’image de ces voiles et étoffes vides de corps, papier chiffonné, défroque de l’industrie de la consommation.
Derrière le voile qui se déploie, on attend qu’une vérité se révèle. Quand le voile sera tombé, aura-t-il vraiment disparu ? Y- aura-t-il une vérité sans voile, une chose nue enfin vue, enfin nommée ? En fait, n’est ce pas le voile lui-même qui dicte cette attente ? « En finir avec le voile, écrit Jacques Derrida, est le mouvement même du voile : il se dévoile, se réaffirme en se dérobant, et s’il en finit avec lui-même, il devient linceul ». Sophie Langohr réussit à entretenir le trouble, l’ambigüité et l’équivoque. De la fabrique des images émane en effet une irrésistible attraction, une force persuasive capable d’emporter notre adhésion. C’est là son pouvoir d’envoûtement.
Chopard advertising campaign de la série Drapery,photographie couleur (tirage jet d’encre), 57 x 43 cm, 2013.
Valentino advertising campaign Fall/Winter 2013 de la série Drapery, photographie couleur (tirage jet d’encre), 57 x 43 cm, 2013.
Fendi advertising campaign 2005 de la série Drapery, photographie couleur (tirage jet d’encre), 57 x 43 cm, 2013.
Nina Ricci advertising campaign de la série Drapery, photographie couleur (tirage jet d’encre), 57 x 44 cm, 2014.
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