Walter Swennen

Barque funèbre, 2014

Huile sur toile, 60 x 80 cm

Walter Swennen se fait remarquer aux débuts des années 80 avec ses peintures peuplées de personnages de bande dessinée et de motifs simples, banals, voire «naïfs», issus de l’environnement quotidien. Il est accueilli comme l’un des nouveaux peintres vitalistes dont l’art pictural «nouveau» ou post-moderne offre une alternative au formalisme ou à la réduction contemplative. Quelques années auparavant, Swennen a cependant déjà effectué la transition de la poésie à la peinture et présenté des peintures de textes poétiques s’apparentant au rébus et autres toiles écrites. À la faveur d’images philosophiques et d’un jeu de langage, il parvient à créer un espace de liberté pour mettre à l’épreuve, interroger et traduire de façon éclectique et improvisée tous les éléments développés préalablement. Swennen se forge rapidement une certaine réputation et dès le milieu des années 80, il monte de grandes expositions, dont deux rétrospectives, au P.B.A à Charleroi (1991) et au M HKA à Anvers (1996). Swennen décrit sa méthode picturale comme une création à partir d’une substance imprévisible, une émulsion avec ses surprises et ses lois : … Des tableaux. Une toile ou un panneau, parfois déjà encadré, un ready-made peint, et une image. Il va de soi que cela ne doit pas forcément se dérouler dans cet ordre. Mais même de la sorte, ce n’est pas simple, car le tableau se réalise par une image encore absente qui, si elle apparaît, est dépendante de la peinture. De même qu’avec une émulsion, si l’interaction est trop brusque, cela ne génère pas d’ensemble stable. Parce que cela ne provient pas du même côté du panneau. L’image n’est pas soluble dans la peinture… Émulsion est un mot qui englobe la nature impénétrable à la fois de la matérialité de la pratique picturale et du langage.

 

Dans sa recherche de la relation entre le tableau, l’image et l’abstraction, Swennen opte plutôt pour des signes, des emblèmes et des motifs directement reconnaissables, que pour des images photographiques. Après les peintures «écrites», dans lesquels le langage ou l’écriture adopte le rôle principal, avec des textes parfois raturés, il alterne sa touche «gestuelle». D’un point de vue chronologique, on peut reconnaître différentes phases qui montrent successivement la manière dont il définit les significations lisibles comme étant futiles et tragi-comiques et poursuit sa recherche du processus imprévisible, complexe et contradictoire de la pratique picturale.

 

Swennen estime que c’est plutôt suite à un concours de circonstances qu’il a cessé de se considérer comme un poète pour se glisser définitivement dans la peau d’un artiste peintre. Il a toutefois suivi une formation en art graphique (gravure) et fut initié dans sa jeunesse aux techniques de l’art pictural par une connaissance de sa famille. Il a également vécu de près la reconnaissance croissante dont jouissait Marcel Broodthaers en tant que plasticien, alors qu’il avait eu le plus grand mal à exister en tant que poète. L’évolution artistique de Swennen est riche et complexe et montre les différentes étapes de son cheminement qui l’ont rendu plus libre et plus aventureux, mais qui ont aussi immanquablement remis en question son œuvre.

 

On peut décrire son évolution de la sorte :

Au cours de la période initiale, en 1980-1981, il pratique l’action-painting gestuelle et peint des tableaux sur lesquels il écrit des textes fragmentaires et plurilingues ou se sert de l’écriture comme d’un prétexte faisant office de manière peindre. Ensuite, il choisit d’appliquer la coïncidence et la traduction pour déterminer ses sujets. Il sélectionne ainsi ses images dans des descriptions de dictionnaires bilingues ou appelle par exemple ses enfants pour qu’ils lui donnent des instructions sur le sujet, qu’ils lui disent «quoi peindre» ; l’adage moderniste du «sujet» de la représentation.

 

Dès 1984, l’écriture disparaît de ses tableaux. Il applique dès lors des manifestations hétérogènes de concepts, sous forme d’images, d’emblèmes et de signes directs. À partir du milieu des années 80, les motifs de la vie quotidienne, et plus particulièrement de l’univers de vie de ses enfants, se font plus fréquents. En 1987, pendant une brève période, il s’impose en tant qu’exercice mental des obstacles qui entravent sa pratique picturale : dans l’obscurité, il peint par-dessus certaines scènes (souvent des momento mori, comme Sirène, un crâne et une bouteille vide), parfois à deux mains, à coups de pinceau horizontaux brusques et maladroits. En 1988, il arrive à la conclusion que le problème de la figuration et de l’abstraction est un faux problème, et qu’«un tableau est toujours une image d’un tableau». Il se met à peindre par-dessus des segments de représentations figuratives des poutres rectangulaires fermées. Le résultat final est un palimpseste de tableaux qui se superposent, approfondissant l’adage formaliste qu’une toile est censée refléter son propre processus de création.

 

À partir de 1991, il applique occasionnellement des structures de grilles sur toute la largeur de l’image, aussi bien des schémas peints que trouvés, qui dévient l’attention du spectateur par leur toile de fond complexe, dont la lecture n’est plus aussi simple et requiert autant de concentration que la représentation reconnaissable au premier plan. Il redéfinit ainsi le paradigme moderniste de la surface plane par rapport à un espace perspectiviste continu, en dissociant l’arrière-plan du premier plan ou en les faisant se fondre. Il introduit une iconographie qui rend un hommage ludique aux structures constructivistes de Kazimir Malevitch, mais il se sert pour cela de motifs figuratifs ou de supports comme des couvercles carrés et blancs de lave-linge, qui sont en soi des formes radicalement abstraites d’une surface plane, mais qui se présentent sous l’aspect transformé d’un élément d’appareil ménager. Une expression célèbre de l’époque est que tout support possible est également approprié pour véhiculer d’une image, ou qu’un support ne coïncide jamais avec le tableau, ni avec l’image.

 

En 1997, il consacre une série d’œuvres à la très ancienne et très populaire revue de fiction des éditions catholiques pour adolescents, Vlaamse Filmkens (films flamands). Ce qui l’attire sont les idées apparentées à la liberté relative des auteurs, qui découle de leur anonymat, une caractéristique qui s’inscrit dans le sillage du déplacement de l’autorité de la fonction-auteur que Foucault décrit dans l’article célèbre Qu’est-ce qu’un auteur ? Inspiré de Victor Servranckx, Swennen réalise autour de 1998 une série d’œuvres sur lesquelles on aperçoit les empreintes circulaires de boîtes de peinture qui forment un motif géométrique de cercles à la rondeur parfaite.

Le titre de la rétrospective How to Paint a Horse en 2008 fait référence à une série de manuels pour peintres amateurs, et plus particulièrement aux leçons de peinture à l’huile de Mona Mills. La distinction entre les genres de production visuelle – sorte de formules pour la réalisation de peintures «réussies» selon la tradition de l’art dit populaire et kitsch – et le fossé par rapport à ce qui est authentique ou original, innovant et singulier, constitue un dilemme que Swennen n’a jamais hésité à affronter.

Dès 2011, on voit émerger dans ses œuvres, outre ses iconographies courantes, des dictons, des jurons ou des projets personnels, tant dans des variations typographiques que dans des langues différentes. Ainsi, il produit des idéogrammes chinois «graphiques», mais illisibles, signifiants purement plastiques, coupés de leur sens. Mais il réalise par ailleurs différentes œuvres qui font référence aux motifs grotesques et aux «surfaces» viscérales des tableaux de Philip Guston.

 

À aucune période, Swennen ne peint selon les styles courants ou n’aborde de sujets d’usage. Il soumet ainsi immanquablement son rôle et celui de «l’auteur», des «modes artistiques» et des «schémas attendus» par le marché et le public à une analyse lucide, mais non dénuée d’humour. Au début de sa carrière artistique, quand il s’adonne à la poésie et aux happenings, Swennen expérimente pleinement la création de textes et de métaphores associatifs, musicaux et critiques, selon les conceptions radicales de la poésie beat et des mouvements artistiques de l’époque à l’égard du langage et des imprimés. Il combine déjà l’impact moderniste de ces expériences – inspirées des improvisations, des rythmes et de la musicalité du free-jazz – avec un langage visuel profondément mélancolique et romantique qu’il puise dans sa connaissance érudite de la littérature et de l’art. C’est au cours de cette période que la paternité «automatique» ou «cachée» d’une œuvre voit le jour. Swennen est alors un promoteur enthousiaste du happening, un genre qui adopte une forme libre, permet tout et peut intégrer tous les sens et toutes les disciplines. Si sa participation à l’un des happenings de Marcel Broodthaers est très connue, les recherches menées dans le cadre de cette exposition ont révélé qu’il y en a eu bien d’autres.

 

Swennen adhère en effet à différents groupes plus ou moins fixes avec lesquels il exécute, outre ses œuvres poétiques, des événements provocants, ludiques et ayant pour but d’ébranler la perception de la forme et du contenu, des signes et des significations, ainsi que la communication.

 

Contrairement à la performance, l’artiste n’est pas la figure clé du happening, mais un exécutant qui érode, au moyen de mouvements, de fragments et motifs symboliques, la forme et la ligne narrative conventionnelle des événements actuels. Outre sa prédilection pour des associations de langage absurdes et le free-jazz, nous rencontrons ici un autre fondement de la méthode «d’improvisation-association» de Swennen. Ses études de psychologie lui ont permis de découvrir les bases théoriques supplémentaires de ses expériences destructives avec le langage, à savoir la psychanalyse qui pratique la parole libre et débridée, et plus particulièrement la pensée de Lacan sur le langage et la subjectivité. Au cours des années 70, il enseigne d’ailleurs tout un temps les idées et les théories de Freud et de Lacan à l’ERG (École de recherche graphique) à Bruxelles.

 

Un autre aspect de la remise en question de la fonction-auteur dans une culture de masse en développement constant se retrouve en outre dans la mise en évidence et la représentation de symboles du monde commercial et médiatique du pop art. Swennen n’y décrit pas seulement la transformation progressive en «produit» ou la marchandisation des expériences et sujets possibles, mais il révèle aussi la fonction de l’auteur dans la technique mécanique et impersonnelle. Le mouvement littéraire et expérimental du Nouveau Roman, qui explore les perspectives narratives de cette décennie, indique le climat dans lequel Swennen a entamé sa carrière d’artiste, bien avant qu’il ne devienne peintre.

Sa pensée poétique, qui prend forme au cours des années de l’œuvre «ouverte et finalisée, mais inachevée», se situe très loin de l’esthétique séduisante relative au produit que l’on retrouve dans le pop art ou le néo-pop des années 90, et son scepticisme à l’égard de «l’auteur revendiqué», auquel il préfère l’auteur anonyme ou caché, explique pourquoi son œuvre n’a rien à voir avec celle des peintres héroïques dits «nouveaux» ou «sauvages».

Swennen est un homme de l’euphémisme et de l’auto-dérision continuelle.

 

Dans cette perspective, la comparaison fréquente avec l’imprévisibilité provocante et l’hyperéclectisme de Martin Kippenberger ne tient plus, car le travail de Swennen est beaucoup moins troublant et ne s’articule nullement autour du culte de la personne et de la paternité de l’œuvre. Il se concentre plutôt sur l’aspect futile et tragi-comique de son entreprise, et de l’illusion de la forme et du sens. Swennen se rapproche plus d’un artiste comme René Daniëls, de son langage visuel associatif poétique et de ses allusions aux analyses conceptuelles de la peinture. Daniëls est un artiste qui, au-delà d’un développement pictural inventif, provocateur, non conventionnel et à contre-courant, travaille à partir d’une pensée poétique, et souvent avec une sérieuse dose d’humour noir. Swennen ne nie pas le dilemme, il l’aborde plutôt de manière frontale et consciente, par un processus ludique. Au fil des années, on peut considérer son exploration de la possible liberté et résistance inhérente à l’art pictural comme une succession «d’accidents» (comme il les appelle). Son attitude et sa pratique sont inconciliables avec une «formule personnelle» moderniste par son imprévisibilité, sa singularité et sa résistance au succès et à la marchandisation de son approche. C’est précisément ce qui fait de Swennen l’un des exemples les plus respectés des jeunes artistes. (Dirk Snauwaert, en introduction à l'exposition "So far so good" au Wiels).

 

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optimisé pour safari, chrome et firefox  |  propulsé par galerie Nadja Vilenne  |  dernière mise à jour  06.02.2016