SAINT SULPICE ET SAIN SUPPLICE

 

La série «Art Make-up» illustre l’emprise croissante exercée sur la sphère culturelle par la mode et la publicité qui la vident de tout contenu pour lui imposer leurs impératifs, en même temps qu’elles font valoir leur prétention à accéder elles-mêmes au rang de création artistique. Sophie Langohr a ainsi exhumé des réserves d’un musée, celui des Beaux-Arts de Liège en l’occurrence, une quinzaine de statues mariales de tradition saint-sulpicienne, coupables aujourd’hui de représenter la plus pure bondieuserie kitsch et les débuts d’un art semi-industriel. L’artiste confronte leurs visages surannés à ceux, glanés sur internet, d’actuelles égéries qui incarnent les grandes marques de l’industrie du luxe. En diptyques, ces transfigurations nous plonge dans l’illusion consommée d’une esthétique ciné-photo-numérique particulièrement redoutable. Ce sont ses « New Faces »  et la ressemblance est sidérante. Ces Vierges polychromes sont passées sous un bistouri digital des plus précis. A ma gauche, une quinzaine de figures de statues de Vierge ou de saintes: closes up sur autant de visages doux et surannés. A ma droite, les mêmes, aux incarnats bien plus charnels, lèvres peintes, maquillages sophistiqués sous des éclairages contrôlés. Ce sont là des portraits en miroir, au mimétisme troublant, comme si la réalité se devait d’être à l’image de l’art. La réalité, oui, car ces portraits de femmes ne nous sont pas totalement inconnus. On reconnaîtra peut-être Anouck Lepere ou Marion Cotillard, Emily di Donato ou Sacha Pivovarova, ces actrices et mannequins dont les visages de papier glacé occupent le devant de la scène médiatique.

 

Cette fois, ce ne sont donc pas des modèles anonymes, mais bien les Égéries d’une série de grandes marques de parfums, de cosmétiques ou de maroquinerie, nouveaux visages publicitaires qu’elle confronte aux physionomies de l’un des visages sans doute les plus médiatiques de toute l’histoire de l’art, celui de la Vierge Marie, l’Immaculée. Avec un art consommé de la retouche, la même que celle pratiquée dans le monde de la photographie de mode d’ailleurs, elle a accentué les ressemblances jusqu’à confondre les visages, ces mannequins et actrices dès lors transfigurés en Vierges, laissant d’ailleurs ça et là, telle une restauratrice précautionneuse, quelques indices quant à ses multiples interventions. La transfiguration, le miracle, tiennent ici, signe de temps, à un logiciel de traitement de l’image, à une palette graphique.

 

«A lui seul, constate Mona Chollet évoquant ces «beautés fatales», le terme «égérie» qui s’est imposé depuis quelques années, est symptomatique du glissement qui s’est opéré : une actrice n’est plus l’inspiratrice d’un artiste – ce qui, cantonnant les femmes au rôle muet de muses, en les réduisant à leur photogénie et à leur sensualité, pouvait déjà être agaçant -, mais celle d’une marque ou d’un produit, dont la démarche se trouve ainsi anoblie, auréolée de toute la gloire et tout le mystère de la création. Et la publicité n’est plus un fléau que l’on subit et que l’on fuit, mais au contraire une production culturelle à part entière, que l’on est censé rechercher et attendre». Oui, la publicité pour le luxe et la beauté se doit d’être «arty». Les clips publicitaires pour un parfum, un cosmétique, un produit de maroquinerie de luxe doivent avoir un contenu éditorial de marque, un «brand content» ; ils marient la publicité et le divertissement. On confiera d’ailleurs ces clips à des créateurs, et non des moindres, plutôt qu’à des créatifs. Lorsque Marion Cotillard tourne pour Dior, c’est à Olivier Dahan, pour lequel elle fut La Môme Piaf, à David Lynch, John Cameron Mitchell, Eliott Bliss ou Jonas Akerlund que Dior fait appel pour autant de films qui ont le statut de courts métrages à part entière et, en même temps, celui de super production en série. En transformant ces égéries en Vierges, Sophie Langohr pousse cette logique au plus loin : qui donc mieux que la Vierge Marie peut incarner gloire et mystère de la création, transcendance et ascension (ou plutôt assomption) ? Celle-ci est assurément indémodable, incarnant référence, code, norme, affect, figure tutélaire, histoire, rituel et culte, toutes notions que les communicateurs actuels de la mode vivent, aujourd’hui, comme des obsessions. Voici donc Kate Moss pour Rimmel, Barbara Palvin pour Chanel, Raquel Zimmerman pour Shiseido, Adriana Lima pour Maybelline, ces icônes de la mode, nouveaux visages de l’Icône majuscule ; la Vierge Marie, mère de Dieu, l’est en effet, par excellence.

 

Objet culte d’une part, objets de culte de l’autre, Sophie Langohr n’a pas choisi n’importe quelles statues mariales. Ces sculptures sont toutes assez récentes ; elles datent de la fin du dix neuvième siècle au début du vingtième. Elles sont toutes de tradition saint-sulpicienne,  appellation ô combien discréditante, confusion entre un art de reproduction à grande diffusion et la recherche d’un art sacré authentique, inspiré par la leçon des Nazaréens allemands, des Préraphaélites anglais, ou par l’enseignement d’Ingres,  Au sens propre, l’art de Saint-Sulpice désigne les objets que l'on vend dans les boutiques spécialisées qui avoisinent l'église du même nom à Paris, en quelque sorte une contrefaçon de la création, un art industriel et économique, de médiocre qualité, où la mièvrerie et l'affadissement du style rassurent et portent en quelque sorte le cachet d'un art officiel, canonique et sans excès. Serions-nous si loin d’une situation actuelle ?

 

«Pendant ce temps, sans qu’on y prenne garde, constate Marie Cholet, notre vision de la féminité se réduit de plus en plus à une poignée de clichés mièvres et conformistes. La dureté de l’époque aidant, la tentation est grande de se replier sur ses vocations traditionnelles : se faire belle et materner». «Les vedettes qui émergent, écrit-elle encore, sont dorénavant toutes calibrées sur le même modèle : extrême minceur – ou rondeurs tolérables -, teint diaphane, garde robe sophistiquée… Une fois réussie leur transformation en portemanteaux lisses, fades et interchangeables, elles pourront espérer susciter l’intérêt d’une ou de plusieurs marques de cosmétiques ou de vêtements. Le jeu en vaut la chandelle : si elles y parviennent, ce sera le jackpot, à la fois sur le plan financier et sur celui de l’exposition médiatique».

 

L’art saint sulpicien se développe à une époque où la religion catholique se veut accessible et populaire. Elle magnifie Joseph, La Madeleine et les saints contemporains. Le rôle donné à la piété mariale, suite aux apparitions de Lourdes et de la Salette, à l’établissement du dogme de l’Immaculée Conception, édicté en 1854 par le pape Pie IX est exemplaire. Toutes les dévotions, comme celle de l’ange gardien, tous ces traits de la religiosité ont évidemment marqué l'iconographie sulpicienne. Il s’agira d’hédoniser la religion, de la rendre plaisante ; le paradis est ainsi à portée de main. Les parallèles que l’on peut établir avec la logique consumériste dont les « New Faces » de Sophie Langhor sont les véritables égéries, bien plus que des produits dont elles sont les ambassadrices, sont dès lors saisissants. D’une dévotion à l’autre, il n’y a qu’un pas. Hors normes dictées par l’hédonisme promu par l’industrie de la mode et de la beauté, point de salut.

 

Enfin, il y a ce coup de bistouri digital, cette chirurgie esthétique de l’image. Il évoque bien sûr cette imposition d’une image féminine stéréoptypée, cette banalisation d’une transfiguration chirurgicale, les souffrances et dérives dont celle-ci est le corollaire, cet entretien par le matraquage de normes inatteignables. Sophie Langhor pointe de façon précise cette sublimation obsessionnelle et spirale ruineuse, ce sentiment de culpabilité obscur et ravageur, cette mortification du corps  perçu comme désenchanté.  Au delà des prétentions « arty » de l’industrie de la beauté, ces icônes en binôme posent un questionnement idéologique fondamental, celui de l’image de la femme dans notre société, soumise à l’obsession des apparences. Face à ces Vierges à l’œil blanc et l’air pâmé, face à ces égéries sophistiquées, le propos est subtilement incisif, c’est le cas de le dire. (JMB)

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optimisé pour safari, chrome et firefox  |  propulsé par galerie Nadja Vilenne  |  dernière mise à jour  06.02.2016