L'ESPRIT DU MAL, LE CYGNE DU MALIN, ENCORE

Bien des images ont une persistance fascinante.  Ainsi en va-t-il de celle de Léda et du Cygne qui depuis la Renaissance a inspiré de très nombreux artistes, et non des moindre. Citons, pêle-mêle, Rubens, Corregio, Léonard de Vinci, Gustave Moreau, François Boucher, Véronèse, Michel-Ange, Pontormo, Géricault, Poussin, Le Tintoret, Cézanne, Otto Dix, Man Ray, Marcel Marïen, Cy Twombly, Salvador Dali, Francesca Woodman, ou l’actionniste Otto Muehl. Il est vrai que le mythe de Zeus métamorphosé en cygne et séduisant Léda, sombre affaire de vengeance parmi les dieux de l’Olympe, a de quoi inspirer : il permet de montrer une étreinte amoureuse sans la montrer tout en la montrant. Il fournit l’occasion aux artistes de donner à voir le plaisir et la jouissance féminine, associée dans le cas de Léda, à une sensualité animale, sinueuse, érectile, préhensive, un accouplement avec le divin, ce qui, convenons-en,  est infiniment plus gratifiant qu’avec le premier quidam  venu, fut-il roi de Sparte. Jacques Charlier, non sans humour, décidera à son tour d’investir le  mythe et de convoquer Léda dans son oeuvre. Par la complexité des images et des interprétations que son aventure divine et extraconjugale a suscité, elle est aussi attractive que Jeanne ou Rita. A une différence près : Léda, elle, appartient totalement à la légende, aux mythes fondateurs.

 

Tenture rouge et ciel tempétueux par une nuit de pleine lune, l’art est ici, et dès lors, grand théâtre des illusions, simulacre et tableau vivant pour théâtre burlesque ou fête foraine. La belle Léda, dans sa robe de style Empire, pose à côté d’un Zeus empaillé et semble décocher une discrète œillade complice au spectateur. Jacques Charlier ne pastiche pas l’image, il ne la détourne pas, il l’habite et la hante. Et le cygne ne cille d’une plume.

 

Le titre, «L’esprit du Mal» intrigue. Certes, la vengeance, la tromperie, l’union adultère et contre-nature sont les moteurs du mythe. Cette union engendre, de plus, une descendance où vont s’affronter les contraires, l’amour et la haine. La métamorphose du dieu elle-même prolonge, redouble ou multiplie à l’infini le potentiel démoniaque de l’altérité. Et, on le sait, le mal fascine. Dans un entretien avec Stefaan Decostere, Jacques Charlier précise que Léda figure aussi parmi les thèmes picturaux préférés d’Adolph Hitler. «Il se prenait certainement pour Zeus fécondant l’Allemagne» , déclare-t-il. De fait, une version de Léda figure dans la grande « Exposition d’Art Allemand » qui se tient à Munich en 1939. Elle est due à Paul Mathias Padua (1903-1981), un artiste très proche du régime, auteur, entre autres, de deux tableaux de propagande du National Socialisme bien connus : «Der Fürher Spricht» ainsi que «Der 10 May 1940». Sa «Leda mit der Schwan» fait scandale lors de l’inauguration de la GDK en 1939. La toile, représentant un cygne au cou démesuré forniquant une Léda pâmée, est sexuellement très explicite, violente même. Elle sera maintenue dans l’exposition à la demande expresse d’Hitler et sera acquise par l’un de ses proches, Martin Bormann, haut dignitaire nazi, conseiller du Führer, l’un des hommes les plus puissants du Troisième Reich. Dans l’entretien précité, Jacques Charlier, ouvre le débat  au-delà du mythe de Léda, et poursuit : «Le nazisme, c’est d’abord une esthétique, on l’oublie trop souvent. C’est cette esthétique de théâtralisation absolue de la vie. L’outrance esthétique a précédé l’outrance meurtrière».

Leur étreinte consommée, le cygne disparaît en laissant à Léda deux œufs d’où naîtront Hélène et Pollux, Castor et Clytemnestre. Les versions du mythe diffèrent quant au bon ordre des occupants de ces œufs. Retenons qu’il s’agit néanmoins, dans chaque œuf, de jumeaux.  La gémellité a toujours intrigué Jacques Charlier. Se souvient-on de cet ange et de son double, qu’il traça pour «Total’s Underground » à la fin des années 60 ? «Total’s energetic», ces anges sont la réplique l’un de l’autre dans un l’univers monozygote qui ne peut refléter que lui-même et qui se complaît, tout comme Narcisse, face à son double physique. De Léda, aux jumelles de la «Doublure du Monde», de sainte Rita de Cascia, à la fée Mélusine ou Morgane, l’art est ici un reflet physique désenchanté, le signe que le passé pourrait succéder au présent, angoisse même née du sentiment mélancolique.

 

Dans ces œuvres que nous avons évoquées, Jacques Charlier investit sciemment des temps anachroniques. Ses images sont souvent un montage de temps hétérogènes. Il a perçu que les notions de base de l’histoire de l’art comme le «style» ou l’ «époque» ont une dangereuse plasticité. En fait, elles ne sont jamais à leur place une fois pour toutes, elles marquent des différentiels de temps en mouvement. C’est là où elles trouvent leur point critique. Chez Jacques Charlier, cette sorte de crise du temps est souvent le reflet de temps en crise. (JMB)

Jacques Charlier

L'Esprit du Mal, photographie N.B marouflée sur aluminium, 110 x 110 cm

(photographie : Laurence Charlier)

 

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optimisé pour safari, chrome et firefox  |  propulsé par galerie Nadja Vilenne  |  dernière mise à jour  06.02.2016