Jacques Charlier, Cent sexes d'artistes, dessins couleurs, imprimés sur toiles, 50 x 40 cm, 1975-2009

CENT SEXES D'ARTISTES, VENISE OU LE SALON COMIQUE

Pierre Desproges avait bien raison : on peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui. L’aventure que vit Jacques Charlier depuis plusieurs mois le confirme. On peut rire du sexe des artistes mais pas avec le Commissariat de la Biennale de Venise. La vieille dame pourrait, en effet, s’offusquer. Diable ! Cachez donc ce zizi que je ne saurais voir ! L’équipe de Daniel Birbaum, commissaire général de cette 53e édition, s’est drapée dans une frileuse dignité et a refusé d’inscrire le projet «Cent sexes d’artistes» au programme off de la Biennale. L’administration de la Sérénissime lui a emboîté le pas. Ces « Cent sexes d’artistes » devaient en effet faire l’objet d’un affichage public sur les panneaux officiels de la Ville, l’accord était en bonne voie ; il n’a finalement pas été entériné. La pourpre du rideau est tombée, celle-là même qu’affectionne l’artiste dans ses scénographies. Les affiches de Jacques Charlier n’auront pas droit de cité des Doges.

 

Tout avait pourtant bien commencé. En novembre 2008, on apprend que «la Ministre Fadila Laanan enverra Jacques Charlier à Venise». Ce projet de dessins humoristiques  a eu l’heur de plaire au comité d’experts chargé de départager les projets soumis dans le cadre de la représentation belge francophone à Venise, en «off» puisque selon le principe d’alternance communautaire, c’est au tour de la Flandre d’occuper le pavillon national dans les Jardins de la Biennale.

Belle dose d’impertinence, volonté de réinventer cette dimension extérieure de l’événement, prise en compte des réalités multiples de la cité vénitienne n’offrant aucune surenchère face aux dizaines d’événements qui ont lieu partout dans la ville durant cet été artistique, l’avis du jury est unanime : ce projet mérite d’être promu et défendu. La stratégie est en effet particulière : Charlier n’envisage pas de dévoiler ses cent dessins de façon traditionnelle, aux cimaises d’un quelconque palais. Il recherche plutôt l’effet d’annonce, veut renouer avec la tradition du placard, de l’affichage public. Et pas question de multiplier le motif ou de surcoller des affiches identiques. Chacune est unique, donc exceptionnelle, chacune représente le même fragment d’une sorte de musée imaginaire avec ses rideaux pourpres et ses cadres dorés, chacune représente un sexe d’artiste différent, des artistes que Charlier a choisis parmi ceux qu’il considère comme majeurs dans l’art de ces XXe et XXIe siècles. Il imagine donc un parcours ludique et urbain où l’on pistera les sexes d’artistes, un par un. «Free admittance !» Et sexe à gogo. Département promotionnel de l’affaire, car comme à l’accoutumé l’artiste fait feu de tout bois, Charlier décide de publier les mêmes dans une série de magazines spécialisés : les colonnes publicitaires sont, on le sait, une arme redoutable de la contemporanéité artistique. Les images, ainsi, proliféreront et le projet renouera avec le support de prédilection de la caricature, du portrait de charge : la presse.

 

Ajoutons à ce tableau prometteur qu’au centre, Jacques Charlier a toujours préféré la périphérie et que par conséquent tout «off» lui sied ; que la présence au pavillon national de Jef Geys, cet autre démineur de génie de toutes nos certitudes, tombe à pic, voisinage complice garanti ; que le commissariat confié à Enrico Lunghi, l’actuel directeur du Musée d’Art Moderne de Luxembourg, est un gage de compétence, d’efficacité et d’intelligence. On ne pouvait certes savoir, à ce moment-là, que l’expérience acquise par Lunghi dans le domaine de la résistance face à la censure lors de la polémique qui se développa autour de l’installation de la «Lady Rosa of Luxembourg» de Sanja Ivekovic au cœur de l’espace public de la capitale grand-ducale en 2001 serait également très utile.

Car il s’agit bien d’un cas de censure, de censure préventive même, larvée, obscure, à peine justifiée. La direction de la biennale et son commissariat évoqueraient des craintes quant aux droits de reproduction, des peurs sur le caractère sexuel des affiches ; le projet de Charlier ferait offense aux artistes. Daniel Birbaum se contente d’un très officiel et laconique : «after careful évaluation of the proposal I don't believe it is possible to include it in the collateral events of the 53rd International Art Exhibition».

Ces «sexes d’artistes» ne datent pourtant pas d’hier. Les premières planches sont publiées en 1975 dans «Articides Follies», aux éditions Daled et Geevaerts, deux noms bien connus de l’art contemporain belge et international, excusez du peu. Panamarenko y est bien doté, il a le zizi aussi gros qu’une montgolfière, celui de Boltanski a la forme d’une tétine, souvenir, souvenir. Ben Vautier est affublé d’un décamètre, question d’ego sans doute ; il en a sûrement une « grande comme ça ». La dernière section du bâton de Cadéré fait « spoc » en sautant comme un bouchon de champagne, le sexe de Daniel Buren mesure 8,7 cm. Christo sort couvert, la chose est évidemment emballée. Voilà le microphone de Ian Wilson, le pistolet à eau de Claes Oldenburg.  Le zoom de Douglas Huebler a la goutte, tout comme le pinceau numéro cinquante de Niele Toroni, lui un peu plus, mais Toroni apprécie la goutte. Gilbert & Georges ont deux mignons zizis jumeaux et partagent les mêmes bourses. « Zensur ! »  pour le pénis de Hans Haacke, non vous ne le verrez pas, belle provocation. Le gland rieur et monté sur ressort d’Andy Warhol surgit de sa boîte à surprise. Quant au sexe de Lawrence Weiner, il peut être : 1. Saisi par l’artiste. 2. Coincé par quelqu’un d’autre. 3. Pas manipulé du tout. Joli statement conceptuel, tout comme la définition du sexe de Joseph Kosuth. Et celui de Jacques Charlier, direz-vous ? Mais oui, Charlier s’autoportraiture le sexe, avec élégance même. C’est une longue et fine plaque de cuivre annonçant : «sur rendez-vous seulement». Mesdames, vous voilà prévenues.

 

Indécents ces premiers sexes édités durant les années 70 ? Non. Un abrégé d’actualité artistique, l’observation des pratiques d’avant-garde, des traits saillants (oh ! n’y voyez pas malice) de caractère, le tout déformé avec humour. C’est l’universelle leçon de la caricature et du portrait de charge. Ces dessins sont  grivois, dans le sens où l’entend Freud. La grivoiserie est «un mot d’esprit qui dénude» (entblössenden Witz). La fonction originelle de la grivoiserie serait, selon le psychanalyste, de réveiller chez une personne déterminée la même excitation que chez le sujet. L’excitation du sujet, dans le cas qui nous occupe, n’est pas sexuelle, elle est éminemment critique, elle tient de la chronique d’une époque, elle témoigne d’un sens  aigu de l’observation du monde de l’art, elle révèle une saine relativité entretenue par rapport aux discours théoriques en vogue, par rapport au marché, ses acteurs, ses gourous. En fait Charlier ne se distancie pas de ce qu’il observe, il met le doigt dessus, en commençant par pointer le doigt sur lui-même. Activiste non exalté, satiriste du concept, caméléon du style, Charlier use de la parodie et du calembour avec une lucidité singulière. Il le fait d’ailleurs avec une certaine tendresse. Lorsqu’en 1999, il publie chez Yellow Now ses  dessins d’« objets confidentiels », il prévient le lecteur : « Dans les jardins secrets des artistes se cache une foultitude d’objets fétiches qui les aident à affronter l’ordinaire. Les grincheux diront qu’il est inutile de les révéler au grand public sous prétexte d’atteinte à la vie privée. J’y vois plutôt une façon amusante d’éclairer davantage les rares amateurs qui s’intéressent au microcosme le plus remuant du monde. Puissent ces indiscrétions renforcer l’affection trop réservée que nous portons à ces artistes». Les cent sexes d’artistes sont comme ces objets confidentiels, c’est le cas de le dire.  N’est-ce pas Gustave Flaubert qui écrivit dans son « dictionnaire des idées reçues » : «Artistes tous farceurs » ?

 

Pratiquant la caricature depuis 1969, -son premier dessin portraiture Marcel Broodthaers, - Charlier poursuit et s’approprie une tradition, celle des Salons Comiques du 19e siècle, ces salons pour rire de l’art qui fleurissent dans la presse et qui mêlent souvent aux charges contre les œuvres elles-mêmes, les scènes de genre qui prennent en compte le jury du Salon, le public mondain des vernissages et les artistes eux-mêmes. Il renoue également avec une pratique, celle des artistes qui n’hésitèrent pas à se commettre dans cet exercice qu’on aurait, à tort, tendance à classer au rang des arts mineurs. On compte parmi eux les frères Carrache, le Bernin, Gustave Doré ou Claude Monet. Ces salons pour rire participèrent de près à la fortune critique des tableaux comme ils constituèrent un terrain d’expérimentation privilégié pour les pratiques de dérision, voire d’autodérision, qui se sont développées dès la fin du 19e siècle, notamment avec les Incohérents, la Zwanze bruxelloise, plus tard le dadaïsme et ses multiples avatars. Autant de leçons parfaitement assimilées par Charlier.

« Les caricatures de tableaux, note Denys Riout, seront présentes dans la presse aussi longtemps que les tableaux eux-mêmes feront rire. Lorsque dans les années 60, l’œuvre de Picasso cessa de scandaliser et de divertir, le comique dessiné se détourna de la peinture ». Charlier déclarera en 1983 qu’il a toujours trouvé les blagues sur l’art moderne distribuées par les agences de presse terriblement conventionnelles. En général des types ventrus accompagnés de bobonnes faisant des remarques devant des simili-picasso, constate-t-il. La tradition de la caricature d’artiste se perd, Charlier la réhabilite, mieux même, il l’introduit dans le champ de l’art contemporain, de la même façon qu’il a introduit dans le champ artistique ses réalités professionnelles de dessinateur expéditionnaire au S.T.P.

 

On admet généralement qu’avec Honoré Daumier, la caricature adhéra à l’histoire et devint la chronique la plus sûre de son époque. Avec Jacques Charlier, elle s’applique au petit monde de l’art international et devient très vite la chronique des années conceptuelles; elle met en relief les comportements de certains artistes, pastiche les situations, démontent les systèmes et campent des attitudes. Vito Acconci, Daniel Buren, André Caderé, Konrad Fischer, Hanne Darboven, On Kawara, René Denizot, Linda Benglis, Niele Toroni, Dan Graham, Gian Carlo Politi, Gilbert & George et bien d’autres sont ainsi devenus les héros, qui de planches un brin satiriques, qui de vignettes de bande dessinée. À propos de bande dessinée, Charlier publie en 1977 une désopilante Rrose Salevy, belle interprétation de l’hermétique Grand Verre de Duchamp. Et de citer Freud, encore lui : «l’essentiel de la plaisanterie, c’est la satisfaction d’avoir permis ce que la critique défend». Il en fera de même avec «Le vertige de l’art» en 1985 où l’artiste s’en prend avec humour à toutes les modes, celles des néo, des post ou des rétros. Les photos sketches qu’il développe durant les années 70 participent d’une même attitude. Tout comme ses points de vue sur l’art, mode et modelage, qui dès les années 80 suivront ses «plinthures». Ses personnages modelés sont cocasses, les situations comiques, joyeux charivari ; l’esprit des terres crues d’Honoré Daumier n’est pas loin. Et Charlier cite volontiers Dominique Ingres : «Insistez sur les traits dominants du modèle, exprimez-les fortement, poussez-les s’il le faut jusqu’à la caricature. Je dis la caricature afin de mieux faire sentir l’importance d’un principe si vrai».

 

Charlier a donc remis en chantier ses sexes d’artistes. Aux premiers, familiers et presque familiaux, s’en sont ajoutés bien d’autres. L’abrégé d’actualité artistique se transforme en histoire de l’art illustrée, de Duchamps à Delvoye. L’enjeu est dès lors d’en être ou pas. Les générations d’artistes et de sexes se suivent.  Un vrai panthéon de zizis, pas que de zigounettes d’ailleurs : si les premières planches étaient très masculines, Charlier envisage aussi le sexe de ces dames, de Lili Dujourie à Vanessa Beecroft, de Georgia O’Keffee à Louise Bougeois, de Cindy Shermann à Sylvie Fleury. Non, nous ne dévoilerons pas encore la chose ; laissons pour l’heure le rideau pourpre bien fermé. Non pas décence, mais parce que cela titille toutes les curiosités, cela entretient le comique de la situation. Dévoilez moi donc tous ces zizis que je voudrais bien voir !Car la Biennale de Venise, par cette censure du projet, se transforme en Salon comique, tant la situation est risible, hallucinante. Lorsqu’on nous  a communiqué la position de la Birbaum, j’ai cru un instant que Charlier lui-même avait orchestré la chose. « Cette étonnante réaction émanant de l'organisation de cette biennale montre clairement qu'en dehors de l'enceinte réservée à bien des pitreries avant-gardistes ringardes, il n'est plus question de rigoler », commente Sergio Bonati, cet alter ego plumitif de Charlier. En fait, cette censure s’apparente à une caricature de censure. Il n’y a franchement pas de quoi fouetter un chat, aucune connotation pornographique, aucune inconvenance, aucune offense aux artistes dans cette série de dessins. L’idée de montrer ces cent sexes à Venise tombe même sous le sens. N’est-ce pas là que les artistes du monde entier viennent, très compétitivement, se mesurer (la zigounette) ? N’est-ce pas là qu’il faut être vu ? Certes, la proposition de Charlier est impertinente en ce qu’elle désacralise l’omnipotence du système. Charlier provoque le rire en détournant les images privilégiées du pouvoir, dans une surenchère propre à la caricature elle-même. Censurer Charlier, c’est servir sa cause. La position de la Biennale nous rappelle qu’on ne peut s’offusquer d’une censure qui s’exerce dans le cadre du respect d’une doctrine. Véronèse déjà l’apprit à ses dépens devant le tribunal du Saint Office. Charlier souvent a évoqué et pointé du doigt cette théologie de l’art, cet extraordinaire acte de foi, cette construction dogmatique où le corps christique est œuvre d’art consacrée, «ce mythe de la transsubstantiation de l’objet trouvé ou du moindre courant d’air en objet d’art», mythe entretenu par une Curie globale où siègent les mandarins de l’art contemporain revêtus de leurs oripeaux de grands prêtres.  En fait, la biennale n’envoie pas les dessins de Charlier à l’ «Index imaginun» pour indécence. Le sens de l’indécence ici est d’être inconvenant face au dogme, la Curie ne peut l’admettre. On ne peut, même et surtout pas par le rire, ébranler un système de valeurs. (Jean-Michel Botquin)

 

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optimisé pour safari, chrome et firefox  |  propulsé par galerie Nadja Vilenne  |  dernière mise à jour  06.02.2016