CAPITAINE LONCHAMPS

JE NE SUIS PAS, JE ME PRÉCÈDE

 

Qu’il neige à Spa, plus tôt, plus souvent, plus tard dans la saison, quoi de plus normal. Ne sommes nous pas proche des cimes, enfin du moins des crêtes du haut plateau des Fagnes ? Que ce paysage soit exotique, c’est selon l’éloignement vécu par celui qui le contemple ou l’étrangeté que cette perspective inspire. Nous y avons vu, pour notre part, des paysages africains, exotiques, et ceux-ci étaient enneigés. Voilà pour le moins étrange. Des huttes rondes ou de longues cases, des lacs, des pirogues, des palmiers, des scènes villageoises, les pêcheurs qui embarquent, une femme qui pile le manioc, un homme assis fumant la pipe. Curieusement, la neige ne tombe pas uniformément ; rares sont les chutes de neige qui couvrent le paysage. Au contraire, la neige est en suspension ; à la chute elle semble préférer l’ascension du vide vers une périphérie. Ces étranges impressions d’Afrique, pour paraphraser Raymond Roussel, sont des peintures trouvées, chinées aux puces, enneigées par le Capitaine Lonchamps.

 

La pataphysique est la science des solutions imaginaires, du particulier et des exceptions ; elle est, déclare Alfred Jarry, ce qui se surajoute à la métaphysique. Et de la neige, depuis vingt ans, Capitaine Lonchamps fait une exception. Chaque neige est particulière, son activité de «neigiste» est pataphysique par son caractère exceptionnel. Alfred Jarry imagine dans «Gestes et Opinions du docteur Faustroll», ce roman néo-scientifique écrit en 1889, œuvre fondatrice de la pataphysique, une machine à peindre, «lance bienfaisante» qu’il confie, et ceci n’est pas innocent, au Douanier Rousseau. «Pendant soixante-trois jours, avec beaucoup de soin», celui-ci, écrit Jarry, «maquilla du calme uniforme du chaos la diversité impuissante des grimaces du Magasin National» . En clair, Jarry invente une sorte de «dripping» subversif et le douanier Rousseau couvre «all over» les peintures pompières du Musée. Mais faut-il prendre, dans le cas du Capitaine Lonchamps, les choses au pied de la lettre ? Ses Neiges ont-elles la même la même portée ?

 

À l’origine, il s’agit, ni plus ni moins, de détruire la peinture, d’opter pour le noir absorbant, celui de la nuit noire, pour le blanc qui rejette la lumière. L’expérience est éminemment picturale, celle de peindre avec rien, de retrouver l’élémentaire, cette neige impondérable, qu’on ne peut peser donc, autonome. C’est une attraction, celle de la neige vécue comme un «cocon sans limites», une expérience de méditation, d’appropriation, d’hallucination. Voire de contamination, car le monde, l’univers entier peut s’enneiger. Certes, des peintures trouvées, comme ces paysages africains, mais aussi toute chose que Capitaine Lonchamps s’approprie et qu’il couvre de flocons. Des papiers de toutes sortes, des cartons. Des page d’annuaires de téléphone. Des édredons, beaucoup d’édredons, couvertures de neige. Un salon bourgeois, son poêle électrique garni de fausses bûches rougeoyantes. Des bidons de pétrole. Une peau de serpent. Un alligator naturalisé. C’est Jarry encore qui déclarait que «l’art est un crocodile empaillé». Les écailles d’une peau de capitaine, ce poisson des mers du Sud qu’il dégusta un jour en compagnie d’André Stas, cet autre pataphysicien spadois, « Grand Fécial Consort de l’Ordre de la Grande Gidouille, prince de Bou Assis, Grand consul de la Faculté de Déphyscience appliquées», cette Faculté créée par Capitaine Lonchamps et dont le projet, non réalisé, était de publier une page blanche deux fois l’an. Tout s’enneige, mais «ne neige pas qui veut», déclare-t-il . On y ajouterait que Lonchamps n’enneige pas n’importe quoi. Il choisit les vieilles photos de cinéma, les images pédagogiques, les couches géologiques, des planches naturalistes, l’architecture et nos maisons, de vieilles photos de famille, des curiosités parfois inquiétantes, des illustrés, des livres ou de vieux imprimés. Un personnage fantomatique, une ombre enneigée s’y immisce, «Snowman», imperturbable comme peut l’être un pataphysicien, une présence insolite, incongrue, saugrenue. Les flocons qui parsèment son ombre concentrent la conscience des réalités du monde.

 

Tout récemment, Capitaine Lonchamps a introduit ses Neiges et Snowman au cœur même du Correspondancier du Collège de Pataphysique, le «Viridis Candela», publication trimestrielle où se sont succédé les signatures d’Alfred Jarry, Julien Torma, Boris Vian, Marcel Duchamp, Raymond Queneau, Eugène Ionesco, Paul-Émile Victor, Jean Baudrillard, et bien d’autres. Il a donc rassemblé photos anciennes et vieux illustrés, dont de très catastrophistes planches dessinées de l’hebdomadaire «Radar», datées des années 50. Snowman intervient au cœur des nouvelles sensationnelles du monde, cadrées pour la cause en frontispices, insert, in textes et hors textes. Il vient de même de s’emparer de dizaines de vignettes du «Bon point amusant», cet illustré, «journal des enfants bien élevés» ; Snowman en vit toutes les aventures, y rend même hommage à Yves Klein, sautant dans le vide. En ce cas-ci, sautant aussi hors du vide.

 

Sans aucun doute, Lonchamps est-il proche des Fous Littéraires chers à André Blavier. Il fait table rase des conventions et des contraintes, en toute liberté créatrice ; c’est là aussi que souffle Dada qui soulève tout et dont il a assimilé l’esprit et la leçon. Je pense à ses rituels, des performances dira-t-on, lorsqu’il psalmodie durant de longues minutes le mot «plâtre», articulation et désarticulation du langage, libre expression du cri, traduction vocale de l’inconscient et de l’émotion, lorsqu’il roule en voitures sur les routes ardennaises, vêtu de son costume de Snowman répétant ces questions fondamentales «et où pourquoi comment où», poème de la fusion des mots, pouvoir matériel du son, forme tonale de l’acte poétique. Snowman est un chaman comique qui, assis devant une marmite de feu, entre chien et loup, lance des incantations et invoque la «Nuit… Nuit …Nuit» tandis que la nuit tombe. Je pense aussi à ces «marmites de feu» qu’il partage avec ses amis et dont il photographie la lueur orangée et fugace, suspension du feu dans le temps et l’espace, clair-obscur de tous les imaginaires.

 

À Spa, Capitaine Lonchamps voyage de Neige en Neige. Il réinvente l’élémentaire avec rien, conscient que même l’absurdité est une utile découverte, que le sommeil peut être élevé au rang des Beaux Arts, qu’il est nécessaire de photographier les courants d’air, que la neige est une harmonie à haut risque, que poser un flocon d’ouate sur le tableau de bord de sa voiture n’est pas une expérience phénoménologique mais bien la certitude qu’on ne peut préjuger de l’importance des choses. Il renoue ainsi avec la révolte supérieure de l’esprit, ce qui forgea la Modernité même, développant un vagabondage poétique en suspension. Comme ses neiges. (Jean-Michel Botquin, extrait de "Département des Coqs")

 

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optimisé pour safari, chrome et firefox  |  propulsé par galerie Nadja Vilenne  |  dernière mise à jour  06.02.2016